De l’absence de sens au travail au retour à plus d’authenticité au travail?

 

Après le « burn-out » symbolisant l’excès de travail jusqu’à épuisement pouvant conduire au « karoshi » (la mort par surmenage), après le « bore-out » ou l’ennui permanent au bureau, voici un nouveau terme dont les médias font la promotion: le « brown-out », une « nouvelle » réalité au travail théorisée par deux chercheurs britannique et suédois qui se traduit littéralement par une « baisse de courant » psychique et une incompréhension du monde du travail de plus en plus fréquente. Décrypter ce phénomène et aborder une manière de s’en sortir est donc l’objet de ce billet.

 

Il suffit qu’un concept soit énoncé en anglais pour que nous ayons l’impression de ne pas le connaître. En est-il de même avec le brown-out? C’est probable et pourtant, je pense raisonnable d’envisager que nous ayons tous connu à un moment donné de notre carrière cette réalité: un sentiment d’être inutile au travail (quand les réunions interminables s’enchaînent sans grande valeur ajoutée), une impression d’effectuer des tâches dont on ne comprend plus (ou pas!) la pertinence (rappelez-vous les changements de procédures qui vous étaient imposés par notes de service et qui vous apparaissaient totalement absurdes), un questionnement lors d’une réorganisation qui nous dépasse (quel est désormais mon rôle dans la nouvelle structure?). Bref, ce phénomène est très présent dans le monde du travail même s’il n’est pas inédit dans la mesure où il fait référence à l’absence de sens au travail. Pourtant le dénoncer est désormais accepté voire même encouragé. Quels sont les travaux universitaires qui sous-tendent cette tendance?

L’institut Gallup donnait il y a peu ces chiffres alarmants: en 2016 seuls 33% des travailleurs américains sont engagés dans leur travail, ce chiffre tombant à 13% au niveau mondial. La principale cause? Un manque de sens au travail. En 2013, l’anthropologue américain David Graeber dénonçait déjà l’invasion des « bullshit jobs » (oui, la traduction est bien à pendre au sens littéral) pour faire référence à des « emplois de merde » caractérisés par un déficit de sens dû à des activités aussi chronophages qu’inutiles. Si les propos de ce militant anarchiste américain aujourd’hui Professeur à la London School of Economics (LSE) après avoir été enseignant chercheur à Yale ne sont pas unanimement repris, ils ont au moins le mérite de dénoncer ce que certains managers ne supportent plus.

 

« Ma fonction consiste à mettre la pression sur les échelons inférieurs, et réduire les budgets. La perversion du système est que je touche une prime d’objectif en essorant les autres. Je me sens laid. », Témoignage cité par le Temps.ch, article  du 26/09/2016

D’une façon plus consensuelle, un chercheur suédois associé à un universitaire britannique dénoncent pour leur part la stupidité au travail. Dans un récent ouvrage intitulé « The Stupidity Paradox » (ed. Pearson), Mats Alvesson, Professeur à l’Université de Lund (Suède) et André Spicer, Professeur à Cass Business School (City University, Londres) décryptent en effet les dégâts que peuvent causer la « stupidité » au travail arrivant ainsi au concept de « brown-out ». Selon ces chercheurs, le culte du leadership, l’opacité de certaines pratiques managériales ou encore l’injonction à une fidélité sans faille même en cas d’absurdités répétées et constatées produisent à long terme des dommages considérables: l’exécution de certaines tâches stupides et absurdes par rapport aux attentes et aux valeurs profondes des salariés (comme par exemple la promotion d’arguments mensongers à destination des clients ou des collaborateurs ou la soumission à une bureaucratie trop pesante), ce qui conduit à une démotivation lente et intense, le fameux « brown-out ».

Le sociologue Émile Durkheim avait déjà prédit que la perte de repères serait le prochain mal des sociétés modernes. Or celles-ci sont caractérisées par une individuation accrue où l’anomie (c’est-à-dire les normes sociales qui s’imposent aux individus avec moins d’efficacité) produit une augmentation de phénomènes pathologiques dont le suicide peut être une manifestation. Nous y sommes: à titre d’information, chaque année ce sont près de 10.500 personnes qui se suicident en France. Or ce nombre reste trois fois supérieur à celui des décès par accident de la route mais il serait toutefois sous-estimé d’environ 25%. (Pourtant la tendance longue est plutôt à la baisse depuis 25 ans!). En outre, les pensées suicidaires liées aux raisons professionnelles seraient estimées à 1/4 et le chômage serait quant-à lui à l’origine de quelque 45 000 suicides chaque année dans 63 pays selon les résultats d’une étude des chercheurs de l’Université de Zurich publiée en 2015 dans la revue The Lancet Psychiatry. S’emparer de ces données devient par conséquent urgent! Agir en amont sur l’origine au travail des risques psychosociaux est l’une des voies à continuer de privilégier; le renforcement des préventions primaire, secondaire et tertiaire (et non plus seulement l’une d’elles au détriment des deux autres) devient une nécessité. Je ne vais donc pas détailler ici chaque solution managériale qui pourrait être apportée mais plutôt développer une solution managériale à laquelle on ne pense pas beaucoup: promouvoir la non conformité constructive au travail.

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Cette solution aussi appelée déviance positive ou encore « rebel talent » est une manière de répondre à la profonde crise existentielle que connaissent de nombreux salariés par le manque de sens au travail qu’ils vivent quotidiennement. Mais en quoi cela consiste t’il exactement?

 

La notion de déviance positive est en réalité mal connue. L’acception courante de ce mot renvoie généralement à quelque chose de négatif: est déviant celui qui a un comportement inacceptable, contraire à la morale, qu’il convient de condamner et si possible d’éradiquer. Associer cette conception à l’adjectif positif est donc incompréhensible voire choquant! Et pourtant si l’on se réfère aux spécialistes de la sociologie de la déviance, la déviance positive est tout à fait possible: comme j’ai en effet déjà eu l’occasion de l’écrire (cf. Stéphanie Carpentier, Dictionnaire des risques psychosociaux, Seuil, 2014, p. 804), la déviance renvoie en fait au non respect de la norme.

 

En clair toute déviance à la norme n’est pas forcément négative! Pour qu’une situation de déviance puisse en effet exister, il faut que trois éléments soient nécessairement réunis : l’existence d’une norme, le comportement de transgression de cette norme et le processus de stigmatisation de cette transgression. Or la déviance peut être positive, tout est question de perception et de valeurs. Elle peut donc être encouragée car elle est source d’innovation sociale et organisationnellePour autant il faut reconnaître que rares sont les entreprises qui encouragent de tels comportements positifs alors qu’ils sont portant source d’innovation selon Adam Grant dans la Harvard Business Review de mars 2016.

 

C’est pourquoi un appel universitaire à la « rebel attitude » au travail est désormais lancé. Une fois encore, il ne faut pas prendre l’acception courante de ce concept en considération (il ne s’agit pas de faire la promotion de l’anarchie au travail! Bien au contraire!) mais sa définition universitaire telle que présentée par Francesca Gino dans la Harvard Business Review d’octobre 2016.

 

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Francesca Gino, italienne de naissance actuellement Professeur à la Harvard Business School, fait un constat sans appel: nos organisations privilégient toujours la conformité au travail à la créativité au travail et cela prend différentes formes, que ce soit la modélisation du comportement d’autrui sur ceux de ses collègues ayant des rôles similaires, l’expression d’émotions considérées comme appropriées dans le groupe d’appartenance, le port d’une tenue conforme aux  us et coutumes du secteur d’activité, l’acceptation systématique des opinions des supérieurs hiérarchiques car le débat d’idées est mal vu…. La liste serait bien trop longue pour être énumérée ici. Pour autant les conséquences de tels comportements toujours conformes à la norme, qui n’est jamais remise en question même si elle est devenue obsolète ou inadaptée au contexte (voire même idiote), sont destructrices pour les organisations et les individus eux-mêmes.

En effet, à trop se plier à la pression de leurs pairs au travail, les individus ont tendance à se désengager car cette recherche de conformisme absolue entre souvent en conflit avec leurs vraies préférences et croyances, ce qui les fait souvent se sentir en manque d’authenticité. Or les recherches que Francesca Gino a menées avec Maryam Kouchaki (Kellog School of Management, Northwestern University) et Adam D. Galinsky (Columbia Business School, Columbia University) ont montré que lorsque les gens se sentent inauthentiques au travail, c’est généralement parce qu’ils ont succombé à la pression sociale de se conformer. A partir de là, la remise en question de la norme à laquelle il a fallu se soumettre devient plus courant et le brown-out apparaît plus facilement. C’est d’ailleurs ce qui explique certainement les récents chiffres de Michael E. Kibler auteur en 2015 d’un article dans la Harvard Business Review sur ce sujet. Ce PDG de l’entreprise américaine de coaching  Corporate Balance Concepts  estimait en effet récemment d’après ses propres données que 5% des cadres rencontrés souffraient de burnout quand  ce chiffre passait à 40% pour les victimes de brown-out!

 

 

 

En guise de conclusion, je souhaite souligner quelques éléments: au delà de son appellation en elle-même, le concept de brown-out met en lumière la profonde crise existentielle que connaissent de nombreux salariés par le manque de sens au travail qu’ils vivent quotidiennement. Face à une telle crise, des réponses managériales doivent être par conséquent apportées. Toutefois, au delà des solutions liées au traitement managérial des questions des risques psychosociaux au travail et/ou de la qualité de vie au travail, une réponse plus fondamentale à cette absence de sens au travail constatée peut être envisagée: il s’agit d’un soutien managérial à la non conformité associé à un retour à plus d’authenticité au travail encouragée. S’agit-il d’une révolution managériale, organisationnelle et même sociétale? Je vous laisse juges…

 

6 commentaires sur “De l’absence de sens au travail au retour à plus d’authenticité au travail?

  1. […] Par exemple, d’une façon plus consensuelle, un chercheur suédois associé à un universitaire britannique dénoncent pour leur part la stupidité au travail. Dans un récent ouvrage intitulé « The Stupidity Paradox » (ed. Pearson), Mats Alvesson, Professeur à l’Université de Lund (Suède) et André Spicer, Professeur à Cass Business School (City University, Londres) décryptent les dégâts que peuvent causer la « stupidité » au travail, arrivant ainsi au concept de « brown-out ». Selon ces chercheurs, le culte du leadership, l’opacité de certaines pratiques managériales ou encore l’injonction à une fidélité sans faille même en cas d’absurdités répétées et constatées produisent à long terme des dommages considérables: l’exécution de certaines tâches stupides et absurdes par rapport aux attentes et aux valeurs profondes des salariés (comme par exemple la promotion d’arguments mensongers à destination des clients ou des collaborateurs ou la soumission à une bureaucratie trop pesante), ce qui conduit à une démotivation lente et intense, le fameux « brown-out ». (Pour un approfondissement, cf. mon précédent billet). […]

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  2. […] Rappelons enfin que les recherches que Francesca Gino (Professeur à la Harvard Business School) a menées avec Maryam Kouchaki (Kellog School of Management, Northwestern University) et Adam D. Galinsky (Columbia Business School, Columbia University) ont montré que lorsque les gens ne se sentent pas authentiques au travail, c’est généralement parce qu’ils ont succombé à la pression sociale de se conformer. A partir de là, la remise en question de la norme à laquelle il a fallu se soumettre devient plus courant et le brown-out apparaît plus facilement. (Pour plus d’informations sur les liens que je fais entre l’absence de sens au travail et un retour à plus d’authenticité au travail, cliquer sur cet article de 2016). […]

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