« C’est de plus en plus difficile de manager une équipe ! » Telle est la conclusion à laquelle arrivent souvent les managers quand ils discutent « en off » de leur quotidien, au point que certains pensent qu’il leur est nécessaire de totalement se remettre en question pour être un « new manager ». Si la prise de recul est toujours salutaire en management des ressources humaines, faut-il pour autant qu’un manager se réforme jusqu’à faire apparaître une nouvelle version de manager ‘x.0’ qui rend l’ancienne obsolète comme nous l’ont appris tant de logiciels informatiques (je n’ose préciser la version manager 2.0, 3.0 ou 4.0, etc. tant les appellations évoluent vite !) ? Répondre à cette question va donc être l’objet de ce billet.
Plaider pour l’avènement d’un « new » manager est une formulation très marketing : quel produit n’a pas sa « nouvelle formule » vantée ici ou là, qu’il s’agisse des logiciels informatiques, des lessives, des produits laitiers ou des voitures (qui se rappelle aujourd’hui que la Golf de Volkswagen a été créée en 1974 et la Ford Fiesta en 1976 ?). Cette expression est donc logiquement souvent utilisée par des organismes de formation pour faire la promotion de leurs derniers produits favorisant la montée en compétences des managers qui sont la cible de leurs prospections. Je ne critique pas la démarche commerciale de cet univers que je connais bien mais je souhaite prendre du recul sur ce que véhicule cette idée ou ce concept de « new manager » car, reconnaissons-le, l’avènement de la nouvelle version d’un produit sur un marché suppose que la précédente formule devienne totalement obsolète ou digne de désintérêt (cf. les ventes promotionnelles ou de fin de série que les consommateurs avertis apprécient tant). Ce qui peut alors être facilement admis pour des biens (quoique) peut par contre interroger quand il s’agit de personnes me semble t’il.
Il me faut donc faire en premier lieu un détour sur les circonstances qui justifieraient un tel remplacement des responsables managériaux. Erick Haehnsen du site Infoprotection.fr présentait récemment les résultats d’une étude stipulant que seuls 54 % des employés français affirment être impliqués dans leur travail. Voilà qui donne matière à réflexion et pousse à approfondir l’analyse du dernier rapport Qualtrics Employee Pulse qui a été réalisé en octobre 2017 auprès de 4.696 employés dans le monde et 506 employés Français à l’aide de la plateforme Qualtrics Employee Experience (la version anglaise réalisée en novembre 2017 est disponible via ce lien).
(Pour information, Qualtrics est une plateforme spécialisée sur l’analyse des données d’expérience Client / Produits / Employés et Marque qui est utilisée par plus de 8 500 entreprises à travers le monde (dont 75% minimum des entreprises du Fortune 100) et 99 des 100 écoles de commerce les plus célèbres des Etats-Unis).
Quoi qu’il en soit, selon cette étude présentée sur le site Infoprotection mais également sur d’autres sites tels focusrh.com,
- 22% des employés français ne sont pas heureux au travail (mieux vaut travailler en Australie ou Nouvelle-Zélande où ce taux tombe à 15 %).
- 1/3 des employés des services publics sont insatisfaits mais 68% des salariés du secteur de l’IT et 66% de l’industrie (68 et 66 %) sont heureux au travail.
- Seuls 54 % des salariés recommanderaient leur entreprise à une connaissance.
- 68 % des salariés affirment qu’ils travailleront encore probablement ou certainement dans leur emploi actuel au cours des deux prochaines années (mais ce chiffre monte à plus de 70% pour les employés de la finance, de la distribution, de l’IT et de la santé).
- 22% des employés interrogés affirment être très stressés (dans le détail, 8% affirment être stressés en permanence et 14 % la plupart du temps).
- 65 % des salariés affirment être assez ou très satisfaits de leur équilibre vie professionnelle / vie privée mais seulement 40 % des personnes interrogées affirment que leurs entreprises les soutiennent dans leur quête d’équilibre du temps au travail et hors travail.
- D’ailleurs 20 % des employés affirment consulter leurs mails professionnels la plupart des fins de semaines voire tous les week-ends, et 1 employé sur 3 affirme travailler en dehors des heures contractuelles au moins 50 % du temps (si le droit à la déconnexion est entré dans la loi, sa pratique n’est donc pas encore assimilée par tout le monde)
- Pour autant un tel engagement ne semble pas forcément lié à des perspectives de carrières : seuls 27 % des employés interrogés affirment avoir des opportunités de progression de carrière au sein de leur entreprise, et seulement 31 % des personnes interrogées affirment avoir la possibilité de tester des choses nouvelles qui les intéressent dans le cadre de leur travail.
- Enfin 1 employé sur 5 affirme ne pas avoir ou avoir peu confiance en son équipe de direction, et seuls 37 % des salariés interrogés estiment obtenir régulièrement la reconnaissance de leur manager pour le travail effectué.
N’en rajoutons plus ! (d’autres résultats sont cependant également disponibles via les différents liens précédents). Si de telles données peuvent amener le lecteur à considérer plus favorablement les produits proposés par Qualtrics, il n’en demeure pas moins que ce tableau accrédite ainsi la thèse de la nécessité de nouveaux managers voire même celle de leur disparition comme le suggèrent les partisans de l’entreprise libérée.
Pour ma part, mon positionnement est différent. J’ai déjà eu l’occasion dans un précédent billet de m’exprimer sur la dangereuse illusion du dé-management (reprenant ainsi l’expression de Martin Richer utilisée dans le livre blanc sur l’entreprise libérée, 2016, pp. 100-104) qui conduirait à la raréfaction programmée des managers et des fonctions support sans oublier une recrudescence probable des risques psychosociaux.
De la même façon, comme Julie Bastianutti et Frédéric Petitbon, je crois en en la réhabilitation de la proximité managériale à l’ère du numérique : non seulement le numérique virtualise la relation humaine en créant de nouveaux collectifs de travail avec des membres distants mais il réduit également les échelons hiérarchiques par le dialogue désormais offert à tous (peu importe d’ailleurs les positions hiérarchiques concernées). Dans les deux cas, chaque individu au travail se renferme dans sa bulle de protection et le besoin de créer du lien en devient d’autant plus flagrant. Le manager se voit donc réhabilité dans son rôle de gestionnaire des relations révélé il y a plusieurs années par H. Mintzberg.
Enfin, je garde toujours à l’esprit le fait que donner du sens au travail est une dimension essentielle du management. Certes les dirigeants sont les premiers à être en charge du sens du travail mais les managers débarrassés de leurs reportings en tous genres et de leurs flicages excessifs sont des puissants relais du sens au travail; cela s’inscrit même au premier chef de toutes les pratiques managériales, du haut en bas de la hiérarchie! D’ailleurs un billet écrit il y a plus d’un an m’a permis de rappeler qu’un manque de sens au travail conduit à l’émergence du brown-out, ce risque psychosocial de plus en plus souvent dénoncé, qui renvoie à ces « bullshit jobs » (conceptualisés dès 2013 par l’anthropologue américain David Graeber) ou au « Stupidity Paradox » (décrit par Mats Alvesson, et André Spicer, respectivement chercheur suédois et britannique aux éditions Pearson) et qui conduit parfois aux suicides au travail.
Mes prises de position traduisent par conséquent ma conviction consistant à considérer que le manager peut et doit continuer d’exister dans les organisations. Doit-il cependant totalement changer pour une nouvelle version (laquelle d’ailleurs ?) ou doit-il progressivement évoluer sans pour autant subir une rupture radicale ?
Pour répondre à cette question, il faut se référer aux besoins des organisations elles-mêmes. En décembre 2016 dans le cadre de son 50ème anniversaire et du colloque « Cadres : enjeux et mutations pour demain », l’Apec publiait une étude réalisée par le cabinet Elabe auprès de 1.500 cadres et 502 DRH/RF visant à établir un diagnostic de la perception de la transformation des organisations et son impact sur le rôle des cadres au sein des entreprises dont voici les principaux éléments à retenir :
- Loin de se résumer à la diffusion et à l’usage d’outils numériques, l’expérience de la transformation numérique est également celle de nouvelles méthodes et pratiques d’organisation, de collaboration et bien entendu de formation.
- Bien que source de difficultés et de craintes telles une déshumanisation des relations, une inflation des processus et une injonction à l’immédiateté, la transformation numérique suscite plus d’envie que d’inquiétude ; elle reste synonyme (et promesse) d’efficacité, de surcroît de liberté par rapport aux contraintes de temps et de lieu, de temps travaillé recentré sur les tâches à plus forte valeur ajoutée et de créativité encouragée.
- Dans un tel contexte, les fonctions et missions managériales trouvent un regain d’importance dans les organisations: l’encadrement et la prise de décision, l’organisation et l’autonomie, le développement des compétences, la mobilisation et la transmission restent des marqueurs forts du rôle des cadres mais les managers ont également conscience de la nécessité de développer leur polyvalence et leur adaptabilité (par l’apprentissage de nouveaux équilibres). Les nécessités qu’ils deviennent des intra-preneurs et des ambassadeurs de marque apparaissent toutefois comme étant également des défis de plus en plus identifiés par les responsables RH pour ces mêmes managers.
Les besoins des organisations en termes de compétences repérées par les managers et les responsables RH rejoignent les compétences qui seront les plus recherchées en 2020 selon les dirigeants présents chaque année au Forum Economique Mondial de Davos.
Il est à noter que la plupart de ces compétences appartiennent à la famille des « soft skills », c’est-à-dire à des qualités humaines mises au service des hommes et des situations de travail, et qu’elles concernent moins les aspects purement techniques comme le sont la négociation ou le contrôle qualité. Désormais :
- ce n’est plus la seule capacité à traiter des problèmes qui est recherchée, ce qui suppose généralement des réponses peut-être difficiles à élaborer mais qui restent néanmoins avant tout techniques,
- mais c’est toute la complexité des situations qui doit être traitée. Bref c’est le passage de la complication à la complexité qui est acté, ce qui explique que tant de qualités humaines doivent être dorénavant développées et utilisées : agilité intellectuelle et managériale, intelligence émotionnelle, créativité, etc. (Ayant déjà développé chacun de ces thèmes dans différents billets de ce blog, je me permets de ne pas m’attarder sur ces points).
Faut-il alors changer les managers pour des « new managers » ou faut-il les faire évoluer ? Au regard de ces derniers éléments, les changer serait difficile, ne serait-ce que par le fait que ce sont des qualités intrinsèquement humaines qui doivent désormais être développées !
Pour conclure, quand bien même je trouve cette idée de « new manager » peu opportune du point de vue du management des ressources humaines voire inquiétante (car cela vient à considérer que l’homme est assimilable à un produit quelconque), je rappellerai que c’est plutôt rassurant de constater que les établissements de formation appliquent à leurs propres produits les techniques qu’ils enseignent. N’est-ce pas d’ailleurs le rôle du marketing de susciter l’envie d’acheter, à plus forte raison si je puis dire, le dernier produit sorti ? (Pensez à toutes ces publicités qui nous laissent croire que le dernier smartphone acheté il y a peu est déjà totalement obsolète quelques mois après sa sortie!).
Pour autant, cette idée de « new manager » a le mérite de soulever un point essentiel : le management des ressources humaines ne peut plus s’exercer comme avant, d’où peut-être la notion de nouveauté (c’est d’ailleurs d’une certaine façon le sens des témoignages de ces quinquas qui travaillent ou ont travaillé dans des start-up). En effet, l’acquisition et le développement des (nouvelles) compétences managériales ne sont pas innés ; ils nécessitent des apprentissages réguliers et sur les court, moyen et long termes. Ils appellent également une nécessaire adaptation aux contextes organisationnels, technologiques, sociaux, sociétaux et humains. Ils demandent enfin une intégration régulière des avancées scientifiques. Quelles belles perspectives pour qui est passionné de management des RH, le ‘R’ étant entendu au sens de Richesses et non plus de Ressources! Voilà où résiderait peut-être finalement la nouveauté, n’est-ce pas?!…
Merci pour cet article très intéressant une chose est sûre c’est que les effets d’un tel comportement sont sous estimés et peuvent avoir un impact, comment faire pour s’en dégager ? Merci.
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Pour résister aux injonctions d’un « new manager », il est préférable de privilégier la montée en compétences, que ce soit du point de vue de l’organisation ou du manager lui-même.
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[…] Quoi qu’il en soit, une réponse à ce brown-out ou à ces « bullshit job » consiste bien entendu à retrouver du sens au travail. J’ai pour ma part traité de ce sujet à plusieurs reprises, sous l’angle de la réponse à l’absence de sens au travail ou de l’avènement d’un « new » manager. […]
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[…] Source : Le temps de l’avènement d’un « new manager est-il venu? | «Blog Management de la Santé au… […]
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