Les réponses managériales contre la grosse fatigue au travail

 

Qui n’a pas déjà ressenti une grosse fatigue au travail ? En dehors des questions physiologiques, elle survient de façon plus ou moins sournoise, quand il y a un excès de travail, de soucis, etc. (elle est ainsi quantitative), mais également quand le manque est trop important. C’est pourquoi elle peut être dénoncée par des personnes dans des situations professionnelles très différentes, qu’elles soient en activité, en recherche d’emploi ou à la retraite, en exercice de responsabilité ou en celle d’expertise, etc. Mais de quel manque s’agit-il ? Celle du sens, et plus particulièrement celle du sens du travail et au travail. Dans ce cas, cette fatigue est qualitative. Quoi qu’il en soit, dans toutes les configurations de la fatigue, les attentes envers les échelons hiérarchiques supérieurs (ou à défaut les actionnaires) deviennent encore plus prégnantes : que proposent-ils pour s’en sortir ? Voilà les managers interrogés sur leurs compétences, leurs visions, leurs valeurs et in fine et sur leurs leaderships. Le billet de ce jour va donc apporter quelques pistes de solution en la matière.

 

Dans leur livre La comédie (in)humaine. Comment les entreprises font fuir les meilleurs (Edition de L’Observatoire, 2018), Julia de Funès (philosophe) et Nicolas Bouzou (économiste) partent en croisade contre l’absence de sens qui paralyse nos organisations et au-delà nos sociétés. Leurs constats s’appuient sur des exemples vécus et les solutions concrètes qu’ils apportent manquent de fondements théoriques en management. Il n’en demeure pas moins qu’ils soulignent le paradoxe voire l’absurdité souvent rencontrés dans les organisations : les entreprises s’évertuent à bâtir des structures et à introduire des pratiques de travail qui font fuir les meilleurs alors que leur principal objectif devrait être d’attirer et de garder les talents. Ainsi, au-delà de ces modes managériales souvent ludiques mais dénuées de pertinence théorique qui sont appliquées en entreprises et dénoncées par ces auteurs, il est désormais nécessaire de répondre à ce manque de sens.

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Yvan Barel et Sandrine Frémeaux, enseignants-chercheurs nantais en management (l’un à l’IUT de Nantes, l’autre à Audencia Business School), considèrent que ce manque de sens peut toucher toute personne dans son rapport au travail, y compris celles qui sont sur-investies ou touchées par le burnout. Cela semble paradoxal et pourtant ma pratique professionnelle me permet de les rejoindre sur cette considération :

  • certes le burnout est la maladie du « trop » (de travail, de compétition, d’exigences financières, d’objectifs irréalisables selon les travaux de P. Zawieja et F. Guarnieri (coord.) (2013), Epuisement professionnel. Approches innovantes et pluridisciplinaires, Armand Colin) etc.).
  • mais le burnout peut être aussi considéré comme étant la maladie du manque, autrement dit du « trop » de vide de sens (cf. Y. Barel et S. Frémeaux (2016), « Fatigue spirituelle au travail », Dictionnaire de la fatigue, Librairie Droz, pp. 337-346). Cette conception est originale en management mais très pertinente car elle permet d’expliquer cette fatigue que de nombreuses personnes dénoncent dans leur rapport à leur travail en la désignant comme étant un burnout alors que les éléments de sa définition médicale ne sont pourtant pas réunis pour qu’un tel diagnostic puisse être posé.

 

Si l’on y regarde de plus près, ces auteurs expliquent que lorsqu’il n’est plus possible pour l’homme d’éprouver ce qu’il est véritablement, au plus profond de lui-même, que ce soit parce qu’il renonce à donner du sens à ce travail ou parce qu’il lui donne un sens illusoire, il se retrouve face à une fatigue difficile à surmonter, sauf à retrouver du sens à ce qu’il fait. C’est ce que ces auteurs dénomment la fatigue spirituelle au travail. (Pour une définition plus précise de ce que représente ce nouveau mal qui détériore la qualité de vie au travail de chacun, cf. mon billet écrit à ce sujet).

 

Quoi qu’il en soit, quand il s’agit de retrouver du sens au travail, le regard se porte du côté des managers et des dirigeants car il est de leur responsabilité managériale de donner à leurs collaborateurs des éléments qui leur permettront de faire sens au travail. C’est même l’un des fondements de la qualité de vie au travail. Et pourtant !… 

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Les travaux de recherche en management montrent en effet que les managers sont de plus en plus dans une situation délicate pour attribuer un sens au travail. A quoi cela est-ce dû ? Les réponses sont multiples :

  • Les managers sont tout d’abord de plus en plus empêchés de faire leur travail managérial, autrement dit leur activité d’animation, de médiation, de facilitation, etc. parce que leurs journées sont remplies de nombreuses réunions d’information descendante imposées et de différents reportings sans cesse demandés (suivis des indicateurs et des procédures, établissement des plannings et des différents compte-rendus, etc.).
  • A cela s’ajoute aussi un manque de compétences managériales des managers. Comme j’ai en effet déjà eu l’occasion de le développer, être un manager ne s’improvise pas, cela suppose une montée en compétences sur un certain nombre de dimensions managériales comme la santé et la qualité de vie au travail mais également le management des équipes, la conduite du changement, le dialogue social, etc. Pourtant les déficits en compétences managériales sont flagrants. C’est ce à quoi le réseau francophone de formation en santé au travail auquel j’ai appartenu s’est attaché à répondre dès 2009. Ce souci et ce besoin sont cependant toujours d’actualité comme en témoigne l’ANACT dans son livre blanc « Apprendre à manager le travail » paru en septembre 2017
  • Pierre-Yves Gomez (2013), professeur de stratégie à l’EM Lyon et directeur de l’Institut français de gouvernement des entreprises, va même plus loin en dénonçant le phénomène du travail rendu invisible qui est à la source de ce manque de sens. (cf. Gomez P.Y. (2013), Le Travail invisible. Enquête sur une disparition, éd. François Bourin, Paris). Plus exactement, c’est pour répondre à une promesse de rente généralisée (selon laquelle il ne serait plus nécessaire de travailler) que l’économie s’est financiarisée et déconnectée de « la vraie vie » rendant ainsi le travail invisible. Toutes les parties prenantes de l’entreprise, les économistes et les financiers ont de fait perdu de vue la réalité du travail qui s’est alors traduite en chiffres pour en faciliter le pilotage à distance par les décideurs. Les conséquences de cette tyrannie de la finance et des instruments de gestion qui lui sont dévoués sur la réalité du travail sont non seulement la mutation des grandes organisations en des « mécaniques abstraites » mais aussi un travail humain qui est devenu invisible et l’acceptation par chaque travailleur de façon inconsciente d’être un simple opérateur mais également de renoncer à donner sens au travail. Pas étonnant alors que le manque de sens du travail et au travail se fasse cruellement ressentir !

 

Quelles sont alors les solutions à envisager pour répondre à ce manque de sens ?

Bien entendu, une montée en compétences en management de l’encadrement intermédiaire et même des collaborateurs est une nécessité pour répondre à ce manque de sens, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, il faut que les managers et leurs équipes soient « armés » afin de ne plus être dupes des modes managériales sans fondement théorique solide auxquels ils sont régulièrement soumis. A se plier à chaque nouvelle mode, chacun s’épuise à faire puis défaire.

Une montée en compétences en management de l’encadrement intermédiaire et même des collaborateurs est également un impératif afin que tous soient en mesure de comprendre les injonctions paradoxales auxquels ils sont soumis par la logique de la financiarisation de l’économie et qui sont souvent à l’origine de leurs grandes fatigues tant leur antagonisme est important : faire preuve d’un grand professionnalisme mais satisfaire aux exigences économiques, être toujours plus engagé dans son travail même si les actionnaires peuvent prendre une décision à court terme de licenciements massifs dus à la fermeture du site, etc.

Cela ne suffira pourtant pas.

Un retour à la réalité des activités effectuées et des conditions permettant de bien faire le travail contribue à donner aux individus du sens à leur travail. Pourquoi ? Parce qu’une personne qui a la possibilité de bien réaliser son travail, c’est-à-dire de faire ce qui lui semble important tout en y apportant sa touche personnelle, trouve davantage sens à son travail qu’un collègue qui n’aurait pas ces possibilités.

Cela suppose toutefois que managers et managés partagent une vision commune de ce qu’est la notion de « bien faire son travail ». Cela nécessite alors un retour à des échanges basés non plus sur les seuls aspects quantitatifs de travail que réclament les nombreux indicateurs et reportings utilisés mais davantage des échanges fondés sur le concret des activités. Autrement dit, ce serait une approche plus qualitative du management qui devrait être privilégiée au détriment de l’activité de contrôle excessif (pour ne pas dire de flicage) à laquelle les échanges manager-collaborateurs ont généralement tendance à se limiter.

Ce retour à la qualité du travail suppose toutefois que les managers établissent ou trouvent à nouveau un équilibre entre les normes et règles imposées par la recherche continuelle de performance accrue (appuyée en cela par la prédominance des instruments de gestion) et le besoin que chacun a de faire du bon travail. Or cette notion de travail bien fait renvoie aux notions de don de soi et de gratuité que tout individu a en son for intérieur mais également à son besoin de connaître l’utilité sociale de son travail et son appétence à pouvoir en être fier (Gomez (2013), Op. cit. ; Barel et Frémeaux, (2016), Op. cit.).

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D’une manière ou d’une autre, le manager se retrouve alors interrogé sur son propre leadership :

  • Est-il fondé sur une forme très classique, unilatérale, consistant à ce que le leader commande et contrôle les autres, quitte à exercer un pouvoir de coercition, voire même à jouer sur la peur qu’il inspire à ses collaborateurs ?
  • S’agit-il d’un leadership transactionnel où les relations entre le leader et son équipe sont basées sur des processus de consultation et de négociations au cours desquels le leader influence ses collaborateurs pour accomplir certains devoirs en échange de récompenses spécifiées à l’avance ?
  • Exerce-t-il plutôt un leadership transformationnel, caractérisé par une influence idéalisée, proche du charisme, qui met en avant une vision, qui montre l’exemple en fixant des objectifs ambitieux pour une performance collective qui s’appuie sur les besoins supérieurs des suiveurs, qui inspire, encourage et aide les suiveurs à s’épanouir en devenant plus innovants, plus créatifs ?
  • Est-il innovant au point de mettre en pratique un leadership plus spirituel, basé sur les valeurs (ce qui requiert toutefois un niveau de confiance particulièrement élevé dans la capacité de chacun à résoudre des problèmes collectivement et à prendre des décisions dans l’intérêt de l’organisation) ?

Face à un environnement très complexe qui évolue très rapidement, chaque manager se trouve par conséquent désormais devant la nécessité de se questionner sur son leadership. S’il ne souhaite toutefois pas le faire, la demande de ses collaborateurs toujours plus en recherche de sens et/ou en souffrance au travail l’obligera.

 

Pour conclure, je souhaite souligner un point à mes yeux essentiel : les trop nombreux cas de souffrance au travail dénoncés de façon individuelle et collective nécessitent des réponses à plusieurs niveaux, tant pendant qu’après les situations de crise mais également plus en amont. La prévention primaire oblige en effet à des réponses managériales de fond et non pas à des solutions cosmétiques que dénoncent souvent à juste titre De Funès et Bouzou (2018, op. cit.). La recherche de sens l’impose. Par ailleurs, la complexité technologique, l’incertitude croissante des marchés et le dynamisme de la concurrence mondiale renforcent toujours plus cette nécessité que chaque individu au travail ressent à (re)trouver du sens à ce qu’il fait. Faute de prendre en considération ces éléments, les systèmes organisationnels pathogènes se verraient renforcés, ce qui serait terriblement préjudiciable tant pour les individus que les organisations. A méditer…

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