Le leadership émotionnel, gage de performance et de qualité de vie au travail ?

Une étude menée fin 2017 par un cabinet international de recrutement spécialisé auprès de 500 directeurs généraux et administratifs financiers révèle que 76 % des sondés admettent avoir embauché un collaborateur qui ne s’intégrait pas à l’équipe. Les principales raisons évoquées relèvent majoritairement des « soft skills » défaillantes, ce qui renvoie à un défaut d’intelligence émotionnelle. L’objet de ce billet va donc s’intéresser à cette compétence si recherchée et l’aborder sous l’axe du leadership émotionnel et en voir les incidences au niveau de la performance et de la qualité de vie au travail.

 

Que l’on soit dirigeant d’entreprise, manager, commercial, sportif de haut niveau, membre de l’élite des forces de l’ordre, avocat en Cour d’assises, ou même réalisateur de cinéma, etc. il y a nécessité de s’adapter aux contextes et à ses interlocuteurs. Plus la situation sera complexe, plus les capacités rationnelles et analytiques devront être mise en sourdine afin d’écouter cette petite voix intérieure qui permettra de trouver une solution satisfaisante pour chacun. Cette petite voix, ce GPS interne, comme le décrit très bien le psychologue Christophe Haag, professeur en comportement organisationnel à EM Lyon Business school, ce sont nos émotions (cf. son interview par Stéphanie Moge-Masson, « Pour vendre, il faut écouter son intuition », Action Co, article du 06/03/2019). L’intelligence émotionnelle est donc une aide précieuse pour faire face aux situations des plus complexes, ce qui explique combien elle est recherchée en entreprise.

Pourtant une étude réalisée auprès de 305 directeurs généraux (DG) et de 200 directeurs financiers (DAF) en décembre 2017 en France par le cabinet international de recrutement spécialisé Robert Half montre combien recruter un candidat disposant des compétences techniques et comportementales adéquates est difficile. 76 % des sondés admettent en effet avoir embauché un collaborateur qui ne s’intégrait pas à l’équipe, notamment parce que ses capacités d’adaptation, d’ouverture, d’écoute et de collaboration étaient insuffisantes. Plus précisément lui était reproché :

  • Son manque d’esprit d’équipe (45%)
  • Son incapacité à collaborer dans son travail ou à faire preuve d’autonomie (33%)
  • Son excès de confiance (32%)
  • Sa capacité d’adaptation insuffisante (31%)
  • Le fait qu’il ne s’entendait pas avec ses collègues (30%)
  • Le fait qu’il n’était pas en accord avec la culture d’entreprise (23%)
  • Son manque d’ouverture aux observations (22%).

 

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Photo de Zun Zun sur Pexels.com

Les malheureux collaborateurs recrutés auraient donc des compétences personnelles et sociales orientées vers les interactions humaines, les fameuses « soft skills », qui seraient insuffisantes pour permettre l’efficacité ainsi que le bien-être individuel et collectif au sein des organisations concernées. Or ces mêmes compétences font appel à l’intelligence émotionnelle.

 

Ce concept d’intelligence émotionnelle a incontestablement été popularisé par Daniel Goleman (Cf. D. Goleman D. (2014), L’Intelligence émotionnelle, J’ai lu), notamment par son travail de vulgarisation des travaux scientifiques de P. Salovey et J.D. Mayer (cf. P. Salovey & J.D. Mayer (1990, « Emotional Intelligence », Imagination, Cognition and Personality, vol 9, issue 3, pp. 185–211).

Salovey et J.D. Mayer (op. cit.) définissent le concept d’intelligence émotionnelle comme étant « une forme d’intelligence sociale qui implique la capacité d’identifier non seulement ses propres émotions (ou sentiments) mais aussi celles des autres individus, ainsi que la capacité à discriminer les différentes émotions et à les utiliser pour orienter les pensées et les actions ». (H. Gardner la considère d’ailleurs comme l’une des intelligences que chacun peut mobiliser).

 

Notons que cette approche scientifique de l’intelligence émotionnelle par les habiletés diffère d’une autre approche de la recherche considérant l’intelligence émotionnelle comme un trait de personnalité. Entre ces deux tendances, il existe toutefois une démarche « mixte » qui a l’avantage de présenter l’intelligence émotionnelle comme étant la résultante d’un ensemble d’habiletés, de comportements et de traits de personnalité expliquant la réussite des individus dans différentes situations de la vie, qu’elle soit professionnelle, sociale ou personnelle. Des auteurs comme D. Goleman s’inscrivent dans ce courant qui permet d’avoir une conception de l’intelligence émotionnelle la plus large possible.

 

Si l’on approfondit toutefois la définition de l’intelligence émotionnelle par les habiletés, ce qui est utile d’un point de vue managérial, selon le psychologue P. Salovey, l’intelligence émotionnelle est alors constituée de cinq composantes :

  • Développer la conscience de soi : il s’agit d’avoir une meilleure connaissance de soi mais également de ses émotions, de pouvoir les identifier, les reconnaître et les utiliser pour prendre les décisions.
  • Gagner en maîtrise de soi: cela consiste à maîtriser ses émotions et impulsions, sans se laisser envahir par ses émotions afin de s’adapter à l’évolution de la situation.
  • S’automotiver pour être dans un état d’esprit positif : il s’agit d’être capable de remettre à plus tard la satisfaction de ses désirs et de réprimer ses pulsions, ce qui est la base de tout accomplissement, que ce soit en termes de productivité ou d’efficacité.
  • Développer la conscience sociale : l’empathie étant la capacité à percevoir, à comprendre les émotions, les besoins et les points de vue des autres, et à y réagir, cette dimension permet la facilité des relations.
  • Gérer les relations humaines : savoir gérer les émotions des autres c’est savoir entretenir de bonnes relations avec eux mais également savoir les inspirer et les influencer éthiquement.

 

Au quotidien, un manager est donc concerné par ces différentes dimensions de l’intelligence émotionnelle, et ce d’autant plus s’il veut développer son leadership. L’article d’E. Delon « Bien manager avec son intelligence émotionnelle », L’Usine Nouvelle n° 3577, p. 64 du 20 septembre 2018 illustre d’ailleurs par différents témoignages cette croyance selon laquelle « ce ne sont pas les plus intelligents ou les plus créatifs qui réussissent, mais ceux qui suscitent l’adhésion et la motivation de leurs équipes ». Pour autant, en quoi une intelligence émotionnelle élevée aidera ce même manager dans sa recherche permanente d’une performance accrue ?

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Photo de rawpixel.com sur Pexels.com

 

Pour D. Goleman (op. cit.), cela ne fait aucun doute : c’est parce qu’un individu aura développé sa compétence à réguler les émotions (les siennes, celles des autres) qu’il pourra ainsi améliorer son bien-être au travail et celui de ses semblables mais également les performances personnelles et organisationnelles. En cela son approche concilie une nouvelle fois les deux voies développées actuellement en parallèle par les chercheurs pour considérer les bénéfices d’une intelligence émotionnelle élevée :

  • Certains chercheurs s’attachent à travailler sur la gestion des émotions comme une réponse à l’épuisement professionnel, au stress et à la souffrance au travail.
  • D’autres préfèrent travailler sur une approche pragmatique et opérationnelle de la gestion des émotions dans le cadre d’une relation professionnelle (qu’elle soit managériale ou commerciale), une meilleure gestion des émotions favorisant la performance organisationnelle.

 

C’est certainement ce double intérêt organisationnel qui permet au Forum économique mondial de Davos d’affirmer que l’intelligence émotionnelle figurera bientôt parmi les dix compétences managériales les plus attendues d’ici 2020.

 

L’intelligence émotionnelle doit cependant conduire au développement de compétences émotionnelles à part entière qui selon différents travaux scientifiques peuvent s’articuler autour de cinq dimensions complémentaires :

  • L’identification des émotions (les siennes, celles des autres), ce qui suppose néanmoins la capacité à capter les signaux émotionnels et savoir les décoder puis les nommer.
  • L’expression de ses propres émotions et la capacité d’écoute de celles d’autrui. En la matière, les femmes en responsabilités managériales pourraient être avantagées, bien qu’un leadership bienveillant et authentique ne soit pas genré.
  • La compréhension des émotions : cela consiste à s’interroger sur ce que l’expression d’une émotion révèle de la satisfaction ou non d’un besoin et de son importance et de la dissocier du comportement qui lui a permis de s’exprimer. Par exemple, un commercial qui est en colère après une vente perdue peut, du fait de sa grande frustration, adopter à la première occasion un comportement de violence verbale envers ses collègues (et parfois même son supérieur), sans pour autant qu’ils ne soient réellement à l’origine de cette colère. En dissociant émotion et comportement, le manager pourra mettre en place des moyens efficaces d’aide envers ce commercial, sans pour autant que cela dégrade les relations au sein de l’équipe.
  • La régulation des émotions. Cette compétence complexe par essence se manifeste quand un individu est confronté à une émotion qui est en désaccord avec ses objectifs ou qu’il la considère comme étant inappropriée au contexte. Par exemple si le licenciement d’un collègue que vous appréciez signifie votre promotion à son poste, vous ressentirez des émotions tellement opposées (joie et tristesse) que vous chercherez à maîtriser le caractère positif et négatif de ces émotions, tout comme leurs intensités et leurs manifestations. A la fin de la journée vous serez ainsi épuisé et ce sera encore plus vrai si cette régulation concerne les émotions d’autrui.
  • L’utilisation des émotions à meilleur escient. Les émotions interfèrent pour chaque individu sur la qualité de sa concentration, de sa mémoire, de sa perception de la réalité, etc. En avoir conscience permet d’en tirer meilleur parti au lieu de les ignorer (ce qui se révèle au contraire désastreux). Ainsi, le jour où la colère gronde, pourquoi ne pas entreprendre du rangement dans son bureau ?

 

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Des compétences émotionnelles ainsi développées favorisent-elles cependant un leadership plus performant et une meilleure qualité de vie au travail?

Sans rentrer dans les différentes conceptions du leadership dans la littérature scientifique car elles sont trop nombreuses pour faire l’objet d’un billet, l’éclairage de cette relation entre l’intelligence émotionnelle et le leadership renforcé est très bien mis en valeur par Jennifer M. George, Professeur Emérite de Management à la Jesse H. Jones Graduate School of Business (Rice University). Dans ses publications scientifiques qui s’inscrivent à la suite des travaux de P. Salovey et J.D. Mayer, cette universitaire souligne combien la gestion des émotions est essentielle dans les affaires et plus particulièrement pour avoir un leadership efficace. 

En s’appuyant sur différentes recherches, elle affirme cette importance de la gestion des émotions au regard des principales caractéristiques que suppose un leadership efficace :

  • le développement d’un sens collectif des buts et des objectifs à réaliser ainsi que de la manière d’y parvenir
  • le fait d’inculquer aux autres des connaissances et une appréciation de l’importance des activités et des comportements professionnels
  • la génération et le maintien de l’enthousiasme, de la confiance et de l’optimisme dans une organisation ainsi que la coopération et la confiance;
  • la promotion de la flexibilité dans la prise de décision et le changement
  • l’établissement et le maintien d’une identité forte pour une organisation

Par ses différentes publications, M. George arrive ainsi à la conclusion que l’efficacité des leaders est due à leur expression émotionnelle, à la régulation et à l’utilisation de leurs émotions ainsi qu’à l’emploi de leurs compétences émotionnelles. Cela interfère aussi positivement sur leur créativité et leur bien-être au travail.

 

Enfin, en complément de ces travaux,  n’oublions pas que si un individu se sent traité avec respect et politesse dans son travail, s’il sent que son manager éprouve de l’empathie pour ses collaborateurs et sait montrer son soutien émotionnel, cela contribue à son sentiment de justice au travail. Or selon Thierry Nadisic, Professeur de comportement organisationnel à l’EM Lyon, ce sentiment de justice interpersonnelle au travail est essentiel au bien-être et à la qualité de vie au travail de chacun.

(Pour plus de détails, cf. l’interview de Thierry Nadisic du 4 mars 2019 par Frédéric Brillet dans Entreprise et Carrières, n°1422, p. 22 « Le sentiment d’être traité justement amène à aller plus loin que sa fiche de poste », ou celle du 26 décembre 2018 par Fabien Soyez parue dans Courrier Cadres « Un manager juste considère ses collaborateurs comme des partenaires »).

Par conséquent les travaux scientifiques convergent : l’intelligence émotionnelle contribue à un leadership efficace et à la qualité de vie au travail de chacun. Son utilité n’est donc pas seulement individuelle mais aussi organisationnelle.

 

 

Pour conclure, je souhaite rappeler ces éléments : l’intelligence émotionnelle connaît une forte publicité dans la presse ou par les livres sur le développement personnel. Pourtant les formations pour les managers visant le développement du leadership ne s’occupent encore que rarement de cette dimension des compétences émotionnelles. De la même façon, les démarches de qualité de vie au travail préfèrent souvent s’attacher à l’amélioration des conditions de travail ou à la promotion des émotions traitées de façon superficielle (via par exemple les événements festifs) mais bien moins sur les questions du leadership ou de justice organisationnelle qui s’appuient pourtant sur des compétences émotionnelles. Ne serait-il donc pas temps de retourner aux fondamentaux du management, notamment au travers des questions des compétences et du leadership émotionnels, pour améliorer la performance et la qualité de vie au travail ?

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8 commentaires sur “Le leadership émotionnel, gage de performance et de qualité de vie au travail ?

  1. Bonjour Mme Carpentier, j’ai lu votre billet avec intérêt et beaucoup de plaisir. Il est intéressant et ouvre des pistes complémentaires de réflexion lorsque vous référencez les concepts importants. Par ailleurs, j’aurais aimé, si cela est possible et publique, avoir la référence de l’étude de la firme spécialisée dont vous présentez quelques résultats. Outre cela, c’est toujours un plaisir de lire vos billets. Pierre Michaud

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  2. […] la gestion des émotions (bien se connaître et gérer ses émotions favorise le lâcher-prise : le leader se trouve ainsi bien moins dans la promotion de son propre égo mais plus dans l’écoute de ses collaborateurs. Pour une analyse du leadership émotionnel en lien avec la performance et la qualité de vie au trav…) ; […]

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  3. […] Si le concept d’intelligence émotionnelle est tant valorisé dans les organisations, c’est que ses bienfaits ne sont pas feints. Selon D. Goleman, cela ne fait aucun doute : c’est parce qu’un individu aura développé sa compétence à réguler les émotions (les siennes, celles des autres) qu’il pourra ainsi améliorer son bien-être au travail et celui de ses semblables mais également les performances personnelles et organisationnelles. (Cf. D. Goleman D. (2014), L’Intelligence émotionnelle, J’ai lu). En outre, l’intelligence émotionnelle est une aide précieuse pour faire face aux situations des plus complexes (cf. mon article « Le leadership émotionnel, gage de performance et de qualité de vie au travail …). […]

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