Accepter sa vulnérabilité au travail : la voie de la résilience professionnelle !

La résilience est un sujet à la mode depuis la crise de la Covid-19. Une rapide recherche sur le web ou dans la presse montre des millions d’articles écrits sur le sujet. Le sujet de la vulnérabilité est quant à lui également très discuté mais il est généralement associé aux domaines de l’exclusion, de la petite enfance ou des personnes en grande difficulté (économique, sociale, etc.). Son association à la sphère professionnelle ne va donc pas de soi, tout comme le sujet de la résilience professionnelle d’ailleurs. Pourtant une analyse de ces deux notions de la résilience et de la vulnérabilité, y compris en milieu professionnel, montre combien l’une renvoie à l’autre et devient sa condition de réussite si elle est acceptée. Tel sera l’objet de cet article.

L’audace de la formulation du titre de cet article peut étonner. Pourtant tout fidèle lecteur de ce blog aura à l’esprit que j’en suis coutumière : mes activités de consultant-chercheur, de conférencière et d’enseignant du Supérieur m’y incitent d’autant plus que ce sont toujours des situations concrètes venues du terrain organisationnel qui m’incitent à réfléchir à ces paradoxes apparents.

En tant qu’expert universitaire du management des ressources humaines spécialisé depuis 2003 sur les questions de la santé et de la qualité de vie au travail (donc bien avant que cela ne devienne à la mode), je connais l’importance de la résilience au travail car c’est bien la voie qu’il s’agit de trouver après que des risques psycho-sociaux avérés aient développé leurs méfaits au niveau individuel, collectif et organisationnel. J’ai ainsi souvent eu l’occasion d’écrire sur ce sujet y compris sur ce blog. Mais force est de constater que parler de la résilience professionnelle en entreprise (entendue au sens générique du concept : les associations et les organismes publics sont donc aussi concernés) faisait encore peur avant la crise de la Covid-19, à l’exception du concept des « toxics handlers » que j’avais présenté dès 2016 dans ce blog.

La résilience professionnelle, une question de bienveillance, qui se révèle surtout en temps de crise

A titre personnel, la résilience est selon Boris Cyrulnik cette capacité à vivre, à réussir et à se développer en dépit de l’adversité. Ramené au travail, la résilience professionnelle devient cette capacité à « revoir sa copie », à s’adapter au changement qui génère une nouvelle forme de performance individuelle, collective et organisationnelle. Parmi les différents héros de la résilience professionnelle, il y a les « générateurs de bienveillance », soit les « toxic handlers ».

Pour mémoire, les « toxics handlers » aussi traduits par « catalyseurs de souffrance » sont des tuteurs de résilience, autrement dit des héros du quotidien, peu nombreux mais plus courants en entreprise qu’on ne le pense (cf. Gilles Teneau et Géraldine Lemoine (2019), Toxic Handlers. Les générateurs de bienveillance en entreprise, Odile Jacob). Mon rôle de membre du Jury du Prix national de la Résilience Professionnelle me permet de le constater au regard des nombreuses candidatures de l’édition 2020 !

Cette notion de toxic handler est apparue dès 1999 dans les travaux de Peter J. Frost et S. Robinson publiés dans la Harvard Business Review. Sous cette appellation développée par Peter J. Frost se cache la réalité de nombreux salariés : des travailleurs qui parviennent (le plus souvent de façon inconsciente) à canaliser la souffrance de leurs collègues générée par des situations nocives ou les comportements toxiques de certains managers voire de certains dirigeants. Ce concept a été trouvé par Peter J. Frost alors qu’il s’intéressait à la manière de réagir de certains salariés pour gérer la colère, la peur ou encore l’anxiété de leurs collègues face à des comportements toxiques au travail.

Peter J. Frost précise cependant en 2006 que ces « absorbeurs de souffrance » peuvent occuper des fonctions très différentes dans l’entreprise. Certains sont managers, d’autres des spécialistes des relations humaines (comme les DRH ou les représentants du personnel par exemple), d’autres enfin peuvent être responsables de projets ou des responsables opérationnels. Ces personnes ont cependant en commun d’avoir une capacité d’empathie et une volonté d’agir pour tenter de résoudre la douleur et la souffrance de leurs collègues. Cette préoccupation est motivée par des considérations humaines, individuelles, mais également organisationnelles. C’est le bien commun qui leur importe.

Toutefois, comme ces toxics handlers ne cherchent généralement pas les projecteurs (ils font souvent preuve d’humilité : cf. néanmoins l’importance de l’humilité dans le leadership ), la paternité de leurs actions pourtant salvatrices leur est souvent volée, sauf dans le cas où ils se battent dans le cadre de leur activité professionnelle pour permettre aux autres d’être à leur tour résilients (les candidatures du Prix national de la Résilience Professionnelle en témoignent).

Ainsi ces toxic handlers ont bien conscience que pour la plupart, leurs efforts pour aider les autres dans la douleur ne seront pas reconnus, non pris en charge et encore moins appréciés par leurs organisations. Au moins ont-ils la satisfaction d’avoir contribué de cette façon au bien commun qui leur importe tant. Néanmoins cela ne les dispense pas d’éprouver également la culpabilité et le sentiment que s’occuper de cela ne constitue pas leur vrai travail, celui pour lequel ils sont rémunérés. En conséquence, ils se sentent obligés de travailler plus dur pour rattraper leur retard sur leurs tâches soi-disant légitimes. Les heures supplémentaires sont alors fréquentes et nombreuses pour tout concilier et surtout tout faire : leur assistance aux collègues et à l’organisation et leur « vrai » travail.

Le contexte mondial de la Covid-19 va toutefois peut-être contribuer à changer le regard porté sur les toxic handlers car Gilles Teneau (qui a popularisé ce concept en France suite à son doctorat réalisé sur ce sujet) précise que les toxic handlers ne se manifestent que lors de circonstances exceptionnelles : leur société traverse une crise et ils ont déjà éprouvé une peine profonde (par exemple, un burnout, la maladie grave pour eux-mêmes ou un proche, etc.). En clair, les toxic handlers ont développé par leurs expériences traumatisantes surmontées de rares compétences, précieuses en temps de crise : 

  • Les toxic handlers comprennent d’autant mieux la souffrance des autres qu’ils y ont été eux-mêmes confrontés. Très souvent dépositaires des confidences des uns et des autres et jamais pris en défaut à ce sujet, ils écoutent de manière empathique et sans juger leurs interlocuteurs qui expriment leurs douleurs. Bien que leur compassion soit de ce fait très sollicitée, cela leur permet non seulement de travailler « en coulisses » pour prévenir les souffrances mais aussi de donner des conseils qui permettront à l’organisation de résoudre ses problèmes dixit  Peter J. Frost et S. Robinson (op.cit.)
  • En général, ils sont experts dans leurs domaines et travaillent depuis longtemps dans leur société où ils sont particulièrement appréciés. Ils n’ont pas peur de prendre des risques (plus encore, ils les aiment) et ils sont prêts à intervenir en réunion de direction pour dire : « Là, ça ne va pas, nous devons changer notre façon de faire ».  Leurs grandes compétences leur permettent d’avoir une grande confiance en eux-mêmes, de ne pas avoir peur du changement et d’être assez visionnaires. Bref, ils ont un tempérament « d’intrapreneur ».
  • De la même façon ils sont dotés d’une empathie et d’une capacité d’écoute hors du commun, ce qui leur permet très certainement de réussir à donner du sens aux événements y compris si cela suppose de reformuler par exemple les échanges avec la direction.

En clair les toxic handlers sont dotés de qualités très appréciables dans un contexte de pandémie, d’autant qu’ils ont compris l’importance de reconnaître leur propre vulnérabilité, y compris au travail, car ils savent que c’est la condition essentielle à la résilience.

Accepter sa vulnérabilité, une voie de résilience professionnelle

Le terme de la vulnérabilité est encore tabou dans le monde du management, y compris dans les questions de leadership (un ouvrage collectif de recherche auquel j’ai participé va néanmoins sortir prochainement sur ce sujet), alors qu’il est bien connu dans d’autres univers (par exemple celui du droit ou de la santé que je côtoie depuis quelques années). Il peut ainsi être étonnant que ces deux termes ne puissent être associés au monde professionnel alors qu’ils sont intrinsèquement liés. Cela vient peut-être de la difficulté à cerner cette notion pluridisciplinaire comme certains travaux universitaires le révèlent. Sans prétendre à l’exhaustivité d’une revue de littérature, je vais donc rappeler quelques éléments.

Selon le CNRTL du CNRS, une personne vulnérable est exposée aux blessures, aux coups et par extension à la douleur physique, à la maladie. Elle peut donc être attaquée et atteinte facilement. Cette définition est audible pour tout spécialiste des risques psychosociaux, ne serait-ce que par les questions de respect de la sécurité au travail (sinon à quoi serviraient les équipements de protection individuelle ?) ou de troubles musculosquelettiques (les TMS). Les concepts de burnout et d’affection longue durée tel le cancer renvoient aussi facilement à la notion de vulnérabilité tant elle est expérimentée par toute personne qui vit cette réalité. (Je renvoie le lecteur à mon précédent article sur les bienfaits organisationnels pour les entreprises à effectivement gérer les cas de cancer auxquels elles sont confrontées).

Le dictionnaire Larousse affiche pour sa part une définition plus classiquement connue en management car la personne vulnérable est « une personne en situation de faiblesse physique ou psychique (grossesse, maladie, handicap, vieillesse, etc.), que la loi protège des abus commis à son encontre, notamment en matière pénale ou sociale ».

Néanmoins, comme le rappelle Axelle Brodiez-Dolino, chercheuse en histoire travaillant pour le CNRS, récipiendaire de la Médaille de bronze du CNRS 2017 qui a coordonné en 2008 un programme de recherche lyonnais de l’Agence nationale de la recherche (ANR) sur cette thématique de la vulnérabilité, ce terme connait surtout un succès transdisciplinaire et international depuis les années 1990.

D’une acception en physique rappelant la définition de la résilience (la capacité d’un matériau à reprendre sa forme initiale après un choc), la notion de vulnérabilité désigne pour autant également la capacité d’un individu à s’adapter à un environnement changeant, à dépasser ses blessures et même à se remettre d’un stress post-traumatique. Il convient alors d’analyser, de mesurer et d’anticiper ce risque comme le considèrent les sciences environnementales, les sciences de la santé, l’économie ou les statistiques.

Pourtant, la notion de vulnérabilité renvoie aussi à son pluriel dans différentes disciplines s’y étant intéressé (droit, philosophie, géographie, sociologie, philosophie, sciences politiques, sciences de gestion, théologie, etc.). En clair, l’analyse de vulnérabilité renvoie non seulement à la notion de « risque » mais également à l’analyse d’un ensemble de vulnérabilités qui résultent de facteurs assez divers tels les pressions économiques, les choix politiques mais aussi les dysfonctionnements organisationnels, les conflits de compétences, les luttes de pouvoir voire « tout simplement » les erreurs humaines, les biais cognitifs, la dignité humaine remise en question, etc. (cf. Claude G. (2013), « De l’affrontement des risques à la résilience. Une approche politique de la prévention, NecPlus « Communication & langages » 2013/2, n° 176, pp. 65-78). Or ce sont autant de paramètres jouant un rôle déterminant dans la survenue de situations critiques, certaines étant parfois même sanctionnables d’un point de vue légal.

Par exemple, le Code pénal considère l’âge, la maladie, l’infirmité, la déficience physique ou psychique et la grossesse comme étant des états de faiblesse physiques ou mentaux, autrement dit une liste de vulnérabilités, permettant de caractériser le degré de vulnérabilité constaté et ainsi de devenir un élément constitutif d’une infraction voire une circonstance aggravante permettant d’alourdir la peine. La vulnérabilité au sens générique est donc partie intégrante de notre vie en société et la vie professionnelle n’y échappe pas.

Quoi qu’il en soit, reconnaître sa vulnérabilité, y compris au travail, est une manière de reconnaître son humanité comme le rappelle Axelle Brodiez-Dolino (in Brodiez-Dolino A. (2016), « Le concept de vulnérabilité », La Vie des idées , 11 février), car la vulnérabilité est :

  • Universelle : nous sommes en effet tous vulnérables ;
  • Potentielle, ce qui signifie la possible mais non certaine concrétisation d’un risque,
  • Relationnelle et contextuelle : notre vulnérabilité est liée à un contexte donné et en fonction des protections dont nous bénéficions (ou non),
  • Individuelle car ne frappe pas tous les acteurs de la même façon : face à une même exposition, certains seront plus touchés que d’autres ; l’égalité n’est donc pas possible.
  • Et elle est réversible et c’est sur ce point qu’il convient d’insister : il est possible d’agir sur les facteurs et le contexte.

En ce sens, la vulnérabilité renvoie donc à la notion de résilience. Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire dans un précédent article « Comment développer la résilience au travail ? », Serban Ionescu (in Traité de résilience assistée, PUF, 2011, p.3) relève deux points essentiels sur lesquels toutes les définitions de la résilience s’accordent :

  • La résilience caractérise une personne ayant vécu (ou vivant) un événement potentiellement traumatisant ou de l’adversité chronique mais qui a fait preuve d’une bonne adaptation (sachant que le niveau de résilience augmente avec l’âge)
  • La résilience est un processus résultant des interactions entre la personne, sa famille et son environnement. La sphère professionnelle est donc bien incluse.

Rappelons toutefois que selon Diane Coutu (cf. Dans son article « How resilience works ? » paru dans la Harvard Business Revue de 2002), il existe trois caractéristiques communes à des personnes ou des organisations résilientes :

  • une acceptation ferme de la réalité;
  • une croyance profonde que la vie a un sens (l’appui sur un système de valeurs solides sous-tend cette conviction)
  • et une capacité à s’adapter à l’environnement et à improviser.

Dès lors, et pour conclure, il convient de garder à l’esprit que la résilience ne peut exister sans ce ressort interne que toute personne ayant dépassé de profonds traumatismes a pu expérimenter : même si c’est impossible à comprendre pour l’instant, cette vulnérabilité a un sens et peut devenir un atout. C’est même d’ailleurs parce que j’ai conscience de cette faiblesse que je peux en faire une force. C’est également l’acceptation de cette vulnérabilité qui permet d’affronter la réalité, de s’adapter à l’incertitude et donc d’être résilient.

Ramené à la sphère professionnelle et plus particulièrement au contexte très déstabilisant de la pandémie du Coronavirus, accepter sa propre vulnérabilité comme celle de son organisation devient enfin une condition essentielle d’agilité et de résilience. Sortir de la norme qui sclérose, détruit et nuit à la résilience au travail représente alors une nécessité mais encadrer de telles pratiques est aussi nécessaire et possible en travaillant non seulement sur les valeurs de l’organisation mais également sur ses pratiques managériales. Le sens du travail, la solidarité, la responsabilisation des membres de l’organisation doivent ainsi promus tout comme la montée en compétences des managers. Par contre la lutte contre les risques psychosociaux et la chasse aux comportements toxiques au travail représente aussi une réelle urgence (cf. mon article de 2016 « Comment développer la résilience au travail ? ». C’est d’autant plus vital que le risque mortel des individus et des organisations est démultiplié en temps de pandémie.

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Un commentaire sur “Accepter sa vulnérabilité au travail : la voie de la résilience professionnelle !

  1. […] Les leaders sont ainsi concernés au premier chef. Confrontés à de tels ébranlements, ils vont en effet de par leur position devoir faire preuve d’une grande force mentale mais également d’une capacité à conserver une assurance à toute épreuve. Ils seront aussi amenés à faire face aux agressions professionnelles, stratégiques et économiques, en vue de se protéger eux-mêmes mais également ceux qui dépendent d’eux. Ils devront enfin avoir avec une attitude de recul et ils devront agir avec discernement. Mais tout cela ne pourra se réaliser sans qu’ils utilisent leurs moyens personnels, qu’il s’agisse de leurs propres croyances managériales ou en eux-mêmes, de leurs croyances en leurs collaborateurs de dignes de confiance, fidèles et efficaces, etc. ainsi que de leurs propres forces spirituelles. Bref, ils devront agir en tant que leader spirituel (cf. C. Voynnet-Fourboul et Q. Lefebvre (2010), « L’odyssée spirituelle des dirigeants. 5 passages de leadership », Revue internationale de psychosociologie, 2010/40 Vol. XVI, pp. 95-115 et au-delà mon précédent article). Par où commencer alors ? Agir selon ces principes des leaders courageux développés par Jim Detert est un bon début me semble-t-il car ce n’est qu’en se reconnaissant comme étant vulnérable que l’on peut être fort. […]

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