Le bien-être / la qualité de vie (au travail) et les applications digitales : un mariage réussi ?

« Le bien-être au travail : mais finalement à quoi cela fait référence ? ». Cette question de la définition revient souvent à l’esprit de toute personne qui souhaite améliorer son propre bien-être ou plus encore pour qui veut choisir parmi les différentes applications disponibles sur le marché celle qui permettra effectivement d’améliorer le bien-être de ses collaborateurs ou du moins de limiter les effets des risques psychosociaux accrus par la crise de la Covid-19. Cette interrogation s’applique donc désormais à tout spécialiste des RH comme à tout membre de la direction ou même à chaque manager qui envisage avec inquiétude les mois à venir. Une clarification par la littérature de la notion de bien-être – et de celle de la qualité de vie à laquelle elle est souvent associée – permettra néanmoins à chacun d’avoir une grille de lecture pour faire ses propres choix en matière d’applications digitales consacrées à la thématique, que cela concerne la vie au travail ou non. Tel sera donc l’objet de cet article.

Bien que très régulièrement sollicitée par des concepteurs d’application de bien-être (au travail) pour donner mon avis d’expert en management spécialisé sur ces sujets, je précise dès-à-présent que je ne ferai pas la promotion de tel ou tel outil : des analyses comparatives sont régulièrement publiées par des sites spécialisés et leur vision est bien plus large que la mienne et ils possèdent également un œil d’informaticien que je n’ai pas. Je peux néanmoins renvoyer le lecteur à quelques comparatifs ici, ou  : en trois clics, ce sont près de 70 applications digitales qui sont présentées et ces listes sont loin d’être exhaustives. Comment faire alors son choix ? L’un est de se fier aux premières entreprises clientèles à forte notoriété généralement bien mises en évidence sur les sites de ces différentes applications. Le conformisme est-il pour autant toujours judicieux ? Rien n’est moins sûr. Revenir à la définition de ses propres besoins me semble plus pertinent. Par contre il faut savoir quelle forme de bien-être (au travail) est concerné pour s’interroger sur les apports – ou les faiblesses voire les manques – des applications digitales en la matière. C’est donc à ce niveau-là que je vais partager mon expertise en l’associant à mon expérience.

Le bien-être, une notion ancienne protéiforme à laquelle les applications digitales répondent partiellement.

La plupart des travaux contemporains scientifiques sur le bien-être en général renvoie à la notion de sens de la vie ainsi qu’à la philosophie et la psychologie : les croyances, les valeurs et la transcendance sont ainsi régulièrement mobilisées (plus de détails dans mon chapitre : S. Carpentier (2021), « Bien-être et qualité de vie (au travail) et spiritualité » in C. Voynnet-Fourboul (dir.) (2021), Leadership spirituel en pratiques, Editions EMS, pp. 171-176).

Les applications digitales ne répondent généralement pas à ces questions spirituelles, excepté celles qui se focalisent sur la méditation. Pourtant elles affirment toutes se préoccuper de l’amélioration du bien-être de leurs utilisateurs. Voyons donc plus en détail les dimensions du bien-être pour lesquelles ces applications affirment apporter leurs contributions.

Tout d’abord, certains auteurs du bien-être, influencés par les philosophes de la Grèce Antique, considèrent que le bien-être (l’eudémonisme d’Aristote) est un principe vers lequel tout être humain tend en orientant ses actions dans le but de l’atteindre. Cette vision basée sur une autodétermination pour la réalisation de son plein potentiel s’appuie sur un certain contrôle sur son milieu et des relations positives, sur l’autonomie, la croissance personnelle, l’acceptation de soi et le sens de la vie. Cela suppose néanmoins de relever des défis essentiels, d’avoir le sentiment de vivre pleinement mais également d’être soi-même et de faire corps avec son activité.

Dans cette conception du bien-être inspirée d’Aristote, quelques applications digitales répondent à cette logique d’autodétermination en s’axant surtout sur l’aspect mesure et contrôle des performances physiques individuelles. La mise en relation avec une communauté de pratiquants est parfois également proposée car cela constituerait le cadre nécessaire pour qu’un utilisateur puisse développer ses compétences et s’affirmer face à un environnement affectif bienveillant qui la (sur)protège. On peut ici s’interroger sur le poids d’une communauté virtuelle face à celui d’une communauté affective de proximité.

Certaines applications se focalisent par ailleurs sur les pratiques de méditation, de yoga, etc. Elles répondent ainsi à la dimension spirituelle que comporte cette conception du bien-être. Cependant cet apport n’est que partiel et ponctuel, surtout au regard de la définition de la spiritualité qui concerne le développement de l’esprit par le biais de la compréhension totale de la personne, ce qui renvoie à ses croyances, ses valeurs et toute forme de transcendance entendue au sens large (Dieu, l’univers, les autres) permettant de comprendre le sens de la connexion de soi à Soi ou à cet Autre et de trouver ainsi du sens à sa vie (Carpentier, 2021, op. cit.).

Ensuite, d’autres auteurs du bien-être influencés par l’hédonisme (Epicure et Platon) se focalisent plutôt sur ce que la société semble privilégier : le bien-être que procurent l’obtention de récompenses recherchées et l’évitement du déplaisir. Précisons cependant que ce bien-être subjectif supposerait des désirs contrôlés car l’épicurisme est un ascétisme.

Les applications digitales utilisent très souvent ce ressort des récompenses et de la flatterie de l’égo qui poussent les individus à toujours augmenter leur utilisation digitale afin d’améliorer leurs performances. La maîtrise des désirs contrôlés est donc peu recherchée par les concepteurs de ces applications, ne serait-ce que parce que cela ne semble pas être leur intérêt…

Notons que ces deux traditions philosophiques du bien-être se trouvent conjuguées dans certains travaux considérant qu’un grand bien-être est issu de la conjonction du bien-être psychologique et du bien-être subjectif.

On peut là se demander si des applications digitales répondant à cette double logique existent. Pour ma part, je dois reconnaître que je suis dubitative à chaque fois que j’en reçois la promesse par les concepteurs d’applications.

Quatre conceptions psychologiques contemporaines du bien-être existent également, à laquelle tentent de répondre les applications digitales.

  • Les théories des émotions : dans cette logique, le bien-être est une somme d’émotions positives et négatives ressenties par un individu. De nombreuses applications digitales répondent directement à la gestion de ces émotions, qu’il s’agisse du besoin de palier à la tristesse issue de l’isolement, à celle de créer une bonne ambiance dans une équipe, de mesurer le ressenti des salariés par rapport à leur stress, etc. Certaines questions surgissent alors néanmoins : utiliser une application est-ce suffisant pour autant quand les émotions sont extrêmes, que ce soit de façon positive ou négative ? Cela permet-il de palier à une véritable mise en relation humaine ? On peut en douter.
  • L’approche humaniste : cette approche considère que l’être humain, digne de confiance et fondamentalement bon, est capable de faire des choix personnels lui permettant d’atteindre ce bien-être si ses besoins sont couverts mais également si authenticité, congruence de soi, réalisation de soi et développement optimal lui sont permis. La question de la réalisation de soi et du développement optimal est généralement mis en avant par les applications digitales dans les dimensions de la gestion de la santé physique et mentale. Néanmoins il y a toujours de la marge entre le souhaité et la réalité… Certaines applications essaient également mais de façon très superficielle et imparfaite de répondre à ces questions d’alignement de soi, d’authenticité, etc. en mettant en avant une logique d’écoute ou de coaching qui serait au cœur de leur technologie. Reconnaissons toutefois que cette conception de l’écoute est très éloignée de la pratique d’un psychologue ou d’un coach et encore plus du travail sur soi que cela suppose (une vie d’apprentissage Vs. quelques minutes d’utilisation quotidienne) !…
  • La psychologie positive : dans cette logique, le bien-être psychologique et le bonheur sont générés par des émotions positives et des traits de caractère positifs qui concourent à la santé optimale et complète des individus. Quelques applications se sont spécialisées sur la promotion et la mesure quotidienne de la bonne humeur, c’est indéniable. Peut-on dire pour autant qu’elles concourent ou permettent de tirer parti des traits de caractère positifs ? C’est pour le moins discutable, surtout quand on connait les définitions psychologiques de ce concept de traits de caractère.
  • La dernière approche psychologique du bien-être est celle de la psychologie de la santé : la santé psychologique est constituée de deux versants – l’un négatif, la détresse psychologique et l’autre positif, le bien-être psychologique. Il convient donc de prendre en considération ces deux dimensions qui sont néanmoins difficiles à maîtriser séparément. Les applications mesurant le stress ou au contraire le bien-être sont nombreuses puisqu’elles affichent pratiquement toutes ces mots clefs. Elles ont cependant des réussites plus ou moins grandes en la matière : une prise en main permet rapidement de s’en rendre compte.

La qualité de vie, une notion à la mode mais pas récente, à laquelle les applications digitales ne répondent généralement pas.

Chacune des conceptions du bien-être vues précédemment peut entrer en résonnance avec le concept de qualité de vie défini selon Meeberg par quatre dimensions (cf. Meeberg, G A. (1993). Quality of life: a concept analysis. Journal of Advanced Nursing, 18, 32-38):

  • le sentiment de satisfaction envers sa vie,
  • la capacité mentale à évaluer sa vie comme étant satisfaisante,
  • la possession d’un état physique, mental, social et émotionnel acceptable
  • ainsi que l’évaluation objective de conditions de vie favorables par une personne extérieure.

Si des applications digitales venaient à prétendre améliorer la qualité de vie de chacun (pour ma part, je n’en connais pas encore), elles devraient répondre à chacun de ces paramètres, ce qui serait un véritable challenge (ceci explique peut-être cela).

Précisions à ce sujet que d’un point de vue conceptuel, une évaluation affective et subjective de cette qualité de vie définit le bonheur qui n’est qu’un état transitoire quand le bien-être est un sentiment plus stable et profond. C’est peut-être ce qui explique la réserve des concepteurs d’applications digitales à mobiliser ce concept.

Signalons enfin que la spiritualité est plus à même de répondre à cette préoccupation de la qualité de vie que les technologies digitales car la spiritualité est de plus en plus étudiée comme étant une ressource personnelle pour s’ajuster aux événements de vie difficiles (stress des études, maladie cardiaque, cancer, suicide, etc.) et favoriser une certaine résilience, mettant ainsi en lumière le concept de bien-être spirituel (Carpentier, 2021, op. cit.).

Il convient toutefois de reconnaître que la notion de bien-être (incluse dans le concept de qualité de vie) peut s’appuyer sur l’utilisation de certaines technologies surtout si la spiritualité se manifeste par différentes pratiques (méditation, yoga, relaxation, mindfullness ou pleine conscience, coaching spirituel, etc.) très étudiées par ailleurs dans la littérature managériale et de leadership. Vont-elles cependant assez loin ? Là est la question à laquelle chacun peut répondre en fonction de sa propre identité spirituelle.

Au travail, le bien-être et la qualité de vie ont parfois leurs propres solutions digitales mais seront-elles exploitées ?

De nombreux travaux scientifiques considèrent que le bien-être au travail mérite une conceptualisation spécifique et ne doit pas être considéré comme une simple application du bien-être général à la sphère particulière du travail. Le bien-être au travail peut ainsi être pensé comme un construit incluant des symptômes médicaux physiques et psychologiques mais également des expériences de vie générales et des expériences reliées au travail. Dans cette perspective, le bien-être au travail renvoie principalement aux notions de santé et de satisfaction voire même à la qualité de vie au travail.

Dans cette logique, différentes applications digitales couplées à des montres connectées par exemple peuvent être mobilisées, tout comme le sont déjà les baromètres ou les applications de sondage d’humeur en ligne. Le tout combiné à des capteurs de déplacement, d’utilisations des espaces et des machines, etc. permettrait ainsi une gestion fine de la santé au travail. Cela pose toutefois le problème de la gestion de la confidentialité des données médicales et plus largement celui de l’exploitation de ces « big data » par l’employeur : aux questionnements éthiques et juridiques s’ajoutent ainsi des problématiques d’Intelligence Artificielle associée à celles du management de la santé au travail, en particulier des risques psycho-sociaux, que différentes entreprises de taille mondiale reconnaissent ne pas oser gérer pour le moment.

Quoi qu’il en soit, quand on s’intéresse au bien-être au travail, il peut être utile de différencier le bien-être de la personne au travail et celui du travailleur au travail (cf. Robert, N. (2007). Bien-être au travail : une approche centrée sur la cohérence des rôles. INRS Département Homme au Travail, Laboratoire Gestion de la Sécurité) :

  • Le bien-être de la personne au travail se réfère d’une part à la santé, à la sécurité, à l’hygiène et à l’absence de violence et de harcèlement et d’autre part à l’amélioration de ses conditions de vie au travail (l’embellissement des lieux dans lesquels il travaille et les aspects environnementaux pris en considération par l’organisation sont donc concernés).
  • Le bien-être du travailleur au travail renvoie quant à lui au fait qu’il ne soit pas empêché de faire son travail, de disposer des moyens et des conditions adéquates pour faire correctement son travail et de ne pas vivre de dissonance entre sa pratique et l’idéal qu’il a de son travail.

A ma connaissance, ces deux dimensions du bien-être au travail ne sont pas traitées par les applications digitales, exception faite (et encore indirectement et que très partiellement) pour les technologies qui se focalisent sur la question de l’engagement au travail. Quant à celles facilitant la pratique spirituelle de la méditation, du yoga, de la relaxation, etc., elles ne permettent pas de répondre aux questions plus fondamentales des croyances, des valeurs et du sens de la vie au travail voire même de la transcendance entendue au sens large (les autres, l’univers ou la nature, Dieu) que chacun peut entretenir par sa vie professionnelle : c’est plutôt le rôle de la spiritualité et du leadership spirituel (Carpentier, 2021, op. cit.).

Pour conclure, le management de la santé au travail est très difficile surtout par temps de pandémie : nombre d’entreprises, à échelle mondiale ou de taille plus modeste, se sont rendu compte par l’expérience de la Covid-19 que tous les dispositifs qu’elles avaient mis en place avant 2020 pour traiter des questions afférentes à la gestion des risques psychosociaux de leurs salariés étaient insuffisants après plusieurs confinements. Quelques DRH d’entreprises mondiales reconnaissent même s’inquiéter de l’ampleur des risques psychosociaux à venir et de la nécessité de renforcer leurs dispositifs.

La tentation d’investir dans des applications digitales est donc légitime. Le baromètre EY du capital-risque en France publié mardi 12 janvier 2021 montre que la French Tech a assuré une « performance remarquable » en 2020 et ce malgré un environnement miné par une crise sanitaire historique et une économie sous perfusion : « En 2020, les entreprises innovantes françaises ont réalisé 620 opérations de levées de fonds, pour un montant de 5,4 Md€ (une progression de 7 % en valeur malgré une baisse de 16 % en volume). […] Sur le plan européen, le Royaume-Uni reste le leader incontesté en Europe avec plus de 12,7 Mds€, soit une progression de plus de 11 % en valeur et en volume. La France arrive en 2e position, mais reste talonnée par l’Allemagne avec 5,2 Md€ de fonds levés. » (EY, 2021, Baromètre EY du capital risque – Bilan annuel 2020).

Garder un œil critique mais ouvert sur les apports de ces applications digitales proposées par les start-ups mondiales et en particulier celles de la French Tech n’est donc pas inutile, surtout quand cela concerne le bien être et la qualité de vie en général ou plus spécifiquement au travail. La question reste néanmoins de savoir qui sera le bénéficiaire le plus privilégié: le plus grand nombre ou seulement les concepteurs de ces applications digitales et leurs soutiens financiers?  

Publicité

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s