Avez-vous déjà vécu cette situation : voir le fruit de votre travail valorisé par un(e) collègue sans votre accord, l’entendre régulièrement vous reprocher d’être en retard sur un dossier alors qu’il (elle) n’a encore rien fait car « trop débordé(e) » (forcément la réunionite aigüe est son quotidien !) puis quelques temps après, voir cette personne accéder au poste qui vous était promis depuis longtemps (et pourtant vous avez plus de compétences, d’ancienneté et de diplômes !). Dans ce cas, il est fort probable que vous vous trouviez face à un « pique-assiette » et si c’est une pratique répandue dans votre organisation, vous êtes probablement en kakistocratie. De quoi s’agit-il ? Comment cela peut exister ? Tels seront les éléments abordés dans ce billet.
Se demander à la fin d’un entretien comment son interlocuteur a pu accéder à son poste à responsabilité et surtout le garder est une expérience que nous avons tous déjà vécue si nous sommes honnêtes. Au-delà de l’étonnement voire de l’envie d’une étude anthropologique du « beau spécimen » rencontré, cette situation est à prendre au sérieux d’un point de vue managérial car elle peut être révélatrice d’une situation organisationnelle plus grave : celle où des pratiques managériales favorisent l’ascension des individus incompétents au détriment des personnes compétentes. Quel paradoxe !
Or les dangers de telles décisions sont multiples : non seulement les pratiques managériales ainsi encouragées sont défaillantes et pathogènes mais également génératrices de comportements toxiques et de fuite des talents : les personnes compétences qui, elles font le travail, finissent à un moment donné d’en avoir marre et donc de se désengager (le fameux « quiet quitting »), de démissionner ou de craquer (la litanie des risques psychosociaux ainsi créés risque d’être grande). Il serait intéressant de développer ces différents maux mais il en est un généralement oublié sur lequel je préfère m’attarder, celui que ces organisations deviennent des kakistocraties. Cette appellation vient de l’association de deux mots grecs, kakistos, le pire, et kratos, le pouvoir, autrement dit des organisations où la promotion par l’incompétence est la règle. Cela pourrait sembler être une blague et pourtant quelques universitaires ont sérieusement travaillé sur ce type d’organisation pour comprendre comment elles réussissaient à durer au-delà des personnes et des époques.

Pour Isabelle Barth, Professeur des Universités en Management à l’Université de Strasbourg, la kakistocratie renvoie à l’idiocratie pour désigner une société qui valorise et récompense les gens en fonction de leur manque d’intelligence (cf. son article de blog et sa vidéo sur Xerfi Canal disponibles par ce lien). Quel paradoxe dans nos sociétés où l’on met tant en évidence la compétence ! Et pourtant, comme le rappelle Isabelle Barth, il existe bel et bien des organisations qui fonctionnent sur le principe même de l’incompétence : le monde mafieux.
Le spécialiste de ces organisations mafieuses est Diego Gambetta, un sociologue italien, Professeur de théorie sociale à l’Institut universitaire européen de Florence, titulaire de la chaire Carlo Alberto au Collegio Carlo Alberto de Turin et membre officiel du Nuffield College de l’Université d’Oxford.
Dans la logique de Gambetta, on n’est pas dans celle du célèbre Principe de Peter, défini en 1969 dans un ouvrage coécrit par Peter et Hull (cf. Laurence J. Peter et Raymond Hull (2011), Le Principe de Peter, Paris, Stock, 1970, réédition 2011, Le Livre de Poche) qui repose sur le constat selon lequel
« Dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence » avec son corollaire qui s’installe sur le temps long « avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité ». Peter et Hull (2011), Le Principe de Peter, Le Livre de Poche.
Les travaux de Gambetta diffèrent en effet du principe de Peter (ou de sa version aggravée et humoristique, le principe de Dilbert, créé par le dessinateur Scott Adams) car le principe de Peter repose quand même sur le fondement de la compétence technique (versus la compétence managériale qui elle est souvent révélatrice de ce Principe : cf. l’analyse de Frédéric Fréry, Professeur à l’ESCP « Pourquoi tant de managers incompétents : le principe de Peter »).
De la même façon, l’analyse de Gambetta diffère de l’effet Dunning Kruger. Pour mémoire, l’effet « Dunning-Kruger », ou l’effet de sur-confiance, est ce qui caractérise ces personnes qui n’ont pas conscience de leur incompétence et au contraire, ont le sentiment d’être compétentes. C’est ce qui explique que dans les organisations, certaines personnes :
- peuvent étonner par l’assurance qu’elles ont en toutes circonstances alors que rien ne le justifie a priori: elles ne sont pas expertes des sujets, elles n’ont pas une intelligence hors norme ni d’autres qualités pouvant objectivement expliquer un tel aplomb et pourtant elles cherchent à imposer leurs points de vue aux autres (et y parviennent souvent !).
- Ces personnes ont également la capacité de changer radicalement d’avis sans difficulté et avec la même force de conviction, ce qui laisse généralement leurs interlocuteurs interdits et pantois.
- Ces personnes sont énervantes ou tout simplement dérangeantes. Si ces personnes occupent de surcroît de hautes responsabilités dans les organisations, elles deviennent également fascinantes et pourquoi pas source d’inspiration pour des collaborateurs puisque leurs comportements leur ont permis de faire carrière, quand bien même cette ascension ne soit pas le fruit des compétences reconnues.
Plus de détails sur l’effet Dunning Kruger dans mon article consultable par ce lien.
Non, les recherches de Gambetta sont tout autre. Ses travaux, qui reposent de façon originale sur la sociologie de la déviance, montrent combien les systèmes mafieux, qu’il s’agisse des mafias sicilienne, russe et japonaise, des gangs des prisons anglo-saxonnes, des réseaux pédophiles ou des groupes terroristes internationaux, fonctionnent bien sur l’incompétence en elle-même (cf. Gambetta Diego (1993), The Sicilian Mafia : The Business of Private Protection, Harvard University Press).
L’incompétence serait même un critère de sélection et de promotion si l’on en croit Gambetta et Dumez (cf. Diego Gambetta et Hervé Dumez (2006), « La valeur de l’incompétence : de la mafia tout court à la mafia universitaire : une approche méthodologique », Revue Gérer et Comprendre, Septembre, n°85). Dans cet article universitaire qui reprend les propos échangés en 2005 lors d’un séminaire doctoral du Centre de Sociologie des Organisations (CSO), Unité mixte de recherche de Sciences Po Paris et du CNRS, ces auteurs osent même faire l’analogie avec le fonctionnement universitaire. Que disent-ils ?
Gambetta et Dumez (2006, op. cit.) montrent que les systèmes mafieux comme universitaires reposent sur trois principes majeurs :
- Donner du pouvoir aux incompétents pour les rendre redevables,
- Valoriser l’incompétence comme la garantie de la confiance à leur accorder et celle de ne pas faire peur aux personnes à qui ils seront redevables,
- S’assurer que le système établi puisse perdurer grâce à la promotion par l’incompétence : ce ne sont alors pas les qualités individuelles qui sont recherchées mais la loyauté, autrement dit le fait que le jeu politique des services rendus et ceux à rendre puisse continuer d’exister.
A ce jeu-là, les parrains de la mafia ou les mandarins universitaires s’assurent selon ces auteurs d’être les seuls compétents entourés de vassaux incompétents comme par une logique de spécialisation. Le seul problème, c’est, qu’in fine :
« Dans un système corrompu, la pire corruption vient du fait que plus personne ne sait où il se situe dans l’échelle de l’incompétence. Les incompétents se retrouvent entre eux et il n’y a plus de point de repère. On peut se croire un compétent jouant le jeu de l’incompétence alors que l’on est réellement devenu incompétent ». cf. Gambetta et Dumez (2006), « La valeur de l’incompétence : de la mafia tout court à la mafia universitaire : une approche méthodologique », Revue Gérer et Comprendre, Septembre, n°85, p. 26)
Cela donne alors le signal à d’autres personnes compétentes de pouvoir essayer la prise de contrôle du système, histoire de prendre la place des parrains et mandarins. Les responsables changeraient mais le système perdurerait…
Notons pour conclure que ces organisations reposent non pas sur les compétences de leurs membres et leurs performances individuelles, quitte à ce que celles-ci soient à un moment donné limitées, mais bien sur les incompétences de la majorité et leurs loyautés comme clef de voute car il s’agit d’éléments essentiels pour permettre à des dispositifs collectifs de tenir et de perdurer. La survie de ce système a donc plus de valeur aux yeux de leurs grands responsables que les performances globales et les développements futurs de leurs organisations, mais peu importe : quand le système s’effondrera faute de compétences, ils ne seront plus aux manettes et d’autres responsables compétents reprendront le pouvoir pour remettre en place un système analogue basé sur l’incompétence de leurs subordonnés promus.
Heureusement, de tels systèmes corrompus ne se retrouvent pas dans tous les types d’organisation et en général, il est encore possible de progresser dans sa carrière grâce à ses compétences. Pour autant, dans ces autres organisations, la compétence peut quand même devenir une source de toxicité. Pour expliciter ma pensée sans rentrer dans un autre développement, je vous invite à écouter ce débat sur France Inter auquel j’ai pu participer en cette fin d’été 2022 : Comment un métier-passion peut-il devenir toxique ? (Podcast de 54’).