Grande démission ou grande rupture au travail ?

Qui n’a pas entendu parler du phénomène de la Grande démission ? Si la réalité statistique mondiale n’est pas à la hauteur de sa popularité médiatique toutes catégories d’âges confondues, il est néanmoins une population où les données sont très inquiétantes : les femmes en situation de leadership. Cet article se propose donc de faire un état des lieux de ce nouveau phénomène, et d’un autre qui pourrait aussi arriver, celui de la Grande rupture.

La grande démission est une expression très médiatisée d’origine américaine volontiers reprise dans la presse française. Quels sont pourtant son origine, sa réalité et les points de vigilance voire d’inquiétude qu’elle soulève ? 

Cette notion est apparue initialement en 2021 pour décrire la situation du marché du travail américain : suite aux premières vagues de la crise du Covid, le nombre de travailleurs quittant volontairement leur poste a nettement augmenté, que ce soit pour changer de travail ou trouver un autre emploi (généralement mieux rémunéré), créer leur entreprise ou plus simplement se retirer de la population active.

Les chiffres avaient de quoi être alarmants : si l’on en croit la presse française, en 2021, un quart des Américains capables de travailler ont démissionné cette année-là, ce qui représente  47 millions voire 48 millions de personnes à avoir quitté leur travail et au début 2022, le rythme soutenu semble se poursuivre (4.5 millions en mars 2022, 4.4 millions en avril 2022 selon le département américain du Travail). Ce raz de marée a ainsi été qualifié de « Great Resignation », autrement dit la « grande démission ». Cette expression inventée par Anthony Klotz, psychologue et professeur de management à l’University College de Londres a été utilisée pour rendre compte d’un changement profond qui était en cours. Pour Serge da Motta Veiga, chercheur et professeur de management à l’ EDHEC (École des hautes études commerciales du Nord), la pandémie, les confinements et l’absence de sens au travail ont servi d’éléments déclencheurs de cette démission généralisée aux États-Unis.

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Néanmoins, quand on parle de ce phénomène de la grande démission américaine, si l’on regarde les grandes tendances des taux de démission de la population active américaine sur une plus longue période, on se rend compte que si le taux de démission est effectivement important fin 2021 (il s’élève à 3,0 % au mois de décembre 2021, son plus haut niveau depuis l’an 2000 selon l’enquête JOLTS (Job Openings and Labor Turnover Survey) du Bureau of Labor Statistics (BLS)) il n’est pas pour autant inédit. En effet, dans l’industrie manufacturière, le taux de démission est actuellement similaire à celui atteint au début des années 1950, ainsi que dans les années 1960 et 1970 comme le rappelle la Darès (Ministère du Travail français).

Il est par ailleurs souvent omis de préciser que les démissionnaires américains ont très vite repris une activité professionnelle. Les changements d’emploi, qu’ils soient dans le même secteur d’activité ou le fruit d’une reconversion, ont souvent été motivés par un gain de revenu : selon une étude réalisée par la banque de la réserve fédérale d’Atlanta, le salaire moyen d’un Américain ayant changé d’emploi entre 2021 et 2022 a augmenté de 6%, contrairement à un salarié qui est resté en poste toute l’année (il n’a connu en général qu’une augmentation de 4,5%). Sinon, selon le Bureau de recensement des États-Unis, ce sont 5,4 millions d’activités entrepreneuriales qui ont été créées en 2021, un record historique pour le pays. La plupart du temps, cette prise de risque correspondait non seulement à une volonté d’indépendance mais aussi à celle de travailler pour vivre sa passion, non seulement pour survivre

Dès lors, ramenée à la France, cette logique de la Grande démission est-elle aussi importante ?  

Selon une étude de la Dares (Ministère du Travail français) datant de fin 2022, il est indéniable qu’ « à fin 2021 et début 2022, le nombre de démissions a atteint un niveau historiquement haut, avec près de 520 000 démissions par trimestre, dont 470 000 démissions de CDI. Le record précédent datait du 1er trimestre 2008, avec 510 000 démissions dont 400 000 pour les seuls CDI (graphique 1) ».

Pour autant, si l’on ramène le nombre de démissions à celui des salariés afin de tenir compte des fluctuations de l’emploi, la Dares (op.cit.) rappelle que le taux de démission ainsi obtenu atteint 2,7 % en France au 1er trimestre 2022, ce qui est au plus haut depuis la crise financière de 2008-2009 mais n’égale pourtant pas le taux de 2,9% atteint au début de 2008 et la Dares d’ajouter que « sur les seules entreprises de 50 salariés ou plus, le taux de démission est actuellement parmi les plus élevés depuis 1993 : avec 2,1 %, il est toutefois inférieur à celui observé au début des années 2000 (2,3 % au 1er trimestre 2001) ».

Enfin, en France les premières analyses de la Dares permettent de voir que les retours à l’emploi des démissionnaires semblent rapides malgré le niveau élevé des démissions : près de 8 démissionnaires de CDI sur 10 au second semestre 2021 sont en emploi dans les 6 mois qui suivent et cette proportion est stable par rapport à l’avant-crise sanitaire. Il y a néanmoins une différence notable avec la situation des États-Unis et du Royaume-Uni : dans ces pays anglosaxons, le nombre important de démissions refléterait davantage des comportements de « débauchage » de la main-d’œuvre entre entreprises, dans un contexte de forte demande de travail et d’offre limitée, plutôt que des démissions « sèches »,  du fait des conditions de travail exigeantes, des niveaux de rémunération faibles et d’une relation d’emploi proposée peu qualitative comme le rappelle justement Fabienne Autier, Professeur-chercheur en gestion stratégique des ressources humaines et en organisation à l’EM Lyon Business School dans son article du 05/12/2022 de la Harvard Business Review.

 

Il n’empêche que 35% des dirigeants d’entreprises françaises (surtout les patrons propriétaires de petites entreprises) s’inquiètent désormais pour 2023 d’une hausse des démissions pour l’année à venir (enquête du cabinet de chasseurs de tête Grant Alexander avec l’institut Opinionway du 4 janvier 2023). Pour autant, pour plus de huit dirigeants sur dix les recrutements seront ciblés sur deux profils : « des personnes optimistes, capables de voir les solutions avant les problèmes, qui ont un mental d’athlète, […] et aussi des jeunes qui ont soif d’apprendre ». (Emission C’est mon boulot, France Info, du 04/01/2023). En creux, on comprend donc que les démissions peuvent être des opportunités pour recruter certains profils.  

D’une grande démission à une grande rupture ?

Depuis 2022, la « grande démission » américaine fait peut-être place à une « grande rupture », un phénomène pas encore aussi médiatisé que le premier mais qui interroge néanmoins, c’est du moins ce qu’envisage une enquête à grande échelle les auteurs du rapport Women in the Workplace 2022, publié par McKinsey et LeanIn, la fondation de Sheryl Sandberg, au regard du départ massif des femmes cadres dirigeantes.

Women in the Workplace est la plus grande étude sur la situation des femmes dans les entreprises américaines et canadiennes lancée depuis 2015. A l’origine, cette étude avait été initiée pour donner aux entreprises des idées et des outils pour faire progresser la diversité des genres sur le lieu de travail. Depuis 2015 et jusqu’en 2022, ce sont ainsi plus de 810 entreprises qui ont participé à l’étude et plus de 400.000 personnes ont été interrogées sur leurs expériences au travail. En 2022, ce sont plus de 40.000 employés appartenant à 333 organisations participantes (employant plus de 12 millions de personnes) qui ont été interrogés avec un focus particulier sur la façon dont la pandémie a modifié ce que les femmes attendent de leur entreprise.

Cette vaste enquête laisse apparaître que les femmes sont plus exigeantes au travail et sont plus nombreuses que jamais à quitter leur entreprise pour l’obtenir. D’ailleurs, c’est la première année que les femmes dirigeantes changent d’emploi à un rythme si élevé, qui est plus élevé que celui de leurs homologues masculins.  Pour donner une idée plus précise de l’ampleur du problème en perspective, ce rapport souligne que dans la haute direction (les Comex), seulement 1 dirigeant sur 4 est une femme mais il précise également que ce fossé se creuse en amont, dès les premiers échelons hiérarchiques : pour 100 hommes promus à un poste de manager, seules 87 femmes le sont. Mais le nombre de dirigeantes baisse aussi car celles qui parviennent au sommet refusent d’y rester à n’importe quel prix. Ainsi, pour chaque femme à un poste de direction qui est promue au niveau suivant, deux administratrices choisissent de quitter leur entreprise. Les entreprises ont donc aujourd’hui du mal à conserver le nombre relativement faible de femmes dirigeantes qu’elles ont déjà.

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Les raisons de telles démissions ? C’est avant tout une forme de lassitude face à une pression constante accrue par les efforts pour le bien-être des collaborateurs que la pandémie et le télétravail ont rendu nécessaires et les inégalités de genre qui persistent : non seulement elles doivent lutter plus que les hommes pour s’affirmer dans l’entreprise, mais également pour ne pas être confondues avec une salariée junior ou voir leurs collègues s’approprier leurs propres idées. Elles doivent aussi davantage défendre la clarté de leur jugement ou la solidité de leurs compétences. Résultat : 43 % des cadres dirigeantes sont en burn-out, contre 31 % des hommes de niveau égal.

En clair, pour les femmes nord-américaines de cette étude, surtout si elles sont dans des postes à responsabilités, soutenir le bien-être des employés et favoriser l’inclusion est essentiel et elles y consacrent beaucoup de temps et d’énergie même si ce travail nécessaire les disperse et ne les récompense généralement pas (40% d’entre elles l’affirment). Il n’en reste pas moins qu’il est de plus en plus important pour les femmes leaders de travailler pour des entreprises qui accordent la priorité à la flexibilité, au bien-être des employés, à la diversité, à l’équité et à l’inclusion. Davantage de flexibilité dans l’organisation de leur travail est en effet l’un des trois critères les plus importants dans le choix d’un emploi pour 49 % des femmes dirigeantes, contre 34 % des hommes. Elles sont par ailleurs 1,5 fois plus nombreuses que leurs collègues masculins à avoir quitté leur poste si une meilleure prise en compte de leur bien-être, de la diversité et de l’inclusion n’était pas au rendez-vous dans leur entreprise.

Ramené au cas de la France, cette enquête interroge car elle met l’accent sur une réalité qui pourrait également nous toucher : une grande rupture des femmes à des postes de haute direction.

Douze ans après l’adoption de la loi Copé-Zimmermann qui impose des quotas de femmes dans les conseils d’administration des entreprises, ces dernières occupent en effet en 2021 plus de 45 % des sièges. Dans ces instances de surveillance des entreprises du SBF 120 (pour mémoire, les 120 titres cotés en continu qui composent le SBF 120 est constitué des 40 valeurs du CAC 40 et de 80 valeurs supplémentaires qui sont choisies parmi les 200 premières capitalisations boursières françaises), la parité est désormais bien réelle. Les femmes occupent ainsi 45,8 % des postes d’administrateur (contre 12,5 %, en 2010, selon Ethics & Boards, cabinet qui scrute la gouvernance des sociétés cotées). En outre, en 2021, ce sont plus de vingt grandes sociétés qui comptent au moins 50% de femmes administrateurs, Sodexo, Kering, Ipsos ou CGG affichant même un taux de féminisation de 60%.

Néanmoins, bien que la France occupe aujourd’hui la première place du podium à ce sujet au niveau international, le « ruissellement » attendu de cette parité vers les instances de direction des entreprises n’existe pas. Comme le rappelle un article des Echos de 2021, les comités exécutifs (comex) ou les comités de direction (codir) sont encore largement composés d’hommes : les femmes ne représentent en effet que 22% des effectifs dans les comités exécutifs au sein du SBF 120 (contre 7% en 2009) et une seule femme dirige un groupe du CAC 40 (Catherine MacGregor ayant remplacé Isabelle Kocher à la tête d’Engie). Dans le SBF 120 enfin, elles sont à peine 10 à la tête d’une entreprise, selon Ethics & Boards, mais seules trois concentrent tous les pouvoirs : Christel Bories, PDG d’Eramet, Marie Cheval, PDG de Carmila et Stéphane Pallez, à la Française des Jeux (Rapport du Haut Conseil à l’Egalité du 26/01/2021).

En conclusion, on peut s’interroger sur ce que produirait un mouvement identique à celui esquissé par les femmes nord-américaines s’il venait à se produire en France. Cette grande rupture que semblent en effet connaître les entreprises américaines et canadiennes ayant participé à l’enquête Women in the Workplace 2022 de McKinsey et LeanIn pourrait-elle éventuellement remettre en question les avancées déjà obtenues en France ? Dans ce cas, comment atteindre les recommandations du Haut Conseil à l’Egalité (HCE) qui préconise depuis 2021 au gouvernement français d’atteindre un objectif ambitieux, soit un seuil de 40 % de dirigeantes dans un comex (ou codir) de plus de huit membres à horizon 2026 avec une étape à 20 % en 2024 (Cf. Rapport du Haut Conseil à l’Egalité du 26/01/2021)? Dans ce cas, la grande démission ne pourrait-elle pas aussi se traduire par une grande rupture sur les questions d’égalité aux postes à responsabilité selon les genres mais aussi au-delà remettre en cause les préoccupations d’inclusion, de diversité et de bien-être au travail (qui sont comme nous l’avons vu des thématiques très chères aux femmes, surtout quand elles sont en poste de haute direction…)?

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