Quand incompétence et comportement toxique se retrouvent dans des postes à responsabilités

 

Il y a quelques mois, nos amis d’HEC Montréal par l’intermédiaire de François Normandin (Rédacteur en chef adjoint à la revue Gestion) mettaient en lumière les méfaits des personnes incompétentes au pouvoir dans les organisations au travers d’un article au titre explicite « Quand « incompétence » rime avec « arrogance »… ». Aussi j’aimerai profiter de ce billet pour compléter cette réflexion et même aller plus loin en faisant le lien avec les comportements toxiques auxquels nous sommes souvent confrontés dans le monde professionnel et sur lesquels j’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer (les personnes aux comportements opposés, les « toxic handlers », ont aussi été l’objet d’un écrit).

La littérature sur les comportements managériaux toxiques est importante. L’objectif de ce billet n’est donc pas d’en faire une revue de littérature exhaustive mais plutôt d’en retirer les principales idées. (La lecture de l’article de recherche de Seth M. Spain, Peter D. Harms et James M. Lebreton sur « The dark side of personality at work » (2013) vaut cependant le détour). Quoi qu’il en soit, que faut-il en retenir?

En s’appuyant sur les travaux de Jean Lipman-Blumen (The Allure of Toxic Leaders, Oxford University Press, 2004), Maurice Thévenet définit par exemple le manager toxique comme étant celui qui s’engage dans des comportements qui font du mal aux collaborateurs voire les détruisent (cf. Le management est-il toxique ?, Eyrolles Editions d’Organisation, 2008, p. 42). Un manager toxique saisit en effet chaque occasion pour démoraliser ses collaborateurs, les dénigrer, les tromper, les dominer, etc. tout ça pour son propre profit personnel. Ayant pour ma part déjà été confrontée à de telles personnes, j’ai eu l’occasion d’apprécier « leurs talents », ce qui a alimenté ma réflexion, notamment au travers de la notion de managers créosotes à laquelle j’ai déjà consacré plusieurs billets. Pour autant, ma pensée ne peut s’arrêter là, tant ces personnes toxiques se retrouvent souvent dans des postes managériaux et/ou à responsabilité, que ce soit dans des structures privées ou publiques, de grande taille ou non, et peu importe la nationalité! Comment d’ailleurs cela peut-il s’expliquer?

En s’appuyant sur des livres managériaux incontournables et des articles de recherche non moins pertinents, François Normandin s’attache à montrer dans le billet pré-cité comment des personnes incompétentes parviennent à occuper des postes à responsabilité dans nos organisations. En rappelant le célèbre principe de Peter (du nom des psychologues Laurence J. Peter et Raymond Hull qui l’ont conceptualisé) « dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence » (dont le corollaire est qu’ « avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité »), François Normandin entend donner les premiers éléments de réponse à cette question qui nous taraude une fois que nous avons pu être confronté à un supérieur hiérarchique dont les ordres nous paraissaient incohérents et dont la compétence était discutable: comment se fait-il que cette personne ait été nommée à ce poste et surtout qu’elle ait aussi pu s’y maintenir? Ses réponses sont pour partie reprises ci-après, tout en étant toutefois complétées de mes propres références.

La réponse apportée par Tomas Chamorro-Premuzic, Professeur de Psychologie du Travail à l’ University College London ainsi qu’à la Columbia University, dans son article paru dans la Harvard Business Review est sans appel: si les personnes incompétentes sont si nombreuses dans des postes clefs d’une entreprise ou plus généralement d’une organisation, ce serait d’abord et avant tout le fait des hommes, ces derniers étant plus enclins dans l’exercice de leurs fonctions  à masquer leurs lacunes par des démonstrations d’arrogance ou de charisme, ce qui est malheureusement souvent  confondu avec le leadership qui serait couramment attribué à « un meneur d’hommes ». La confusion vient du fait qu’il existe selon Robert B. Kaiser, James M. LeBreton et Joyce Hogan un lien étroit entre le charisme et le narcissisme.

 

« Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi les individus égoïstes, arrogants et se croyant tout permis étaient si séduisants ? Les narcissiques sont pourtant des parasites pour la société. Lorsqu’ils sont aux commandes d’une entreprise, ils commettent des fraudes, démoralisent les employés et dévaluent les actions ». Tomas Chamorro-Premuzic, « Pourquoi nous adorons les narcissiques », Chronique dans l’Harvard Business Review France du 02/10/2014.

 

Quoi qu’il en soit, si l’on en croit de récentes études américaines, la personnalité narcissique est plus souvent un homme et elle se caractérise par: 

  • un sens grandiose de sa propre importance et de ses talents,
  • un souci de réussite, de puissance et d’éclat démesuré,
  • un sentiment d’infaillibilité et d’autosatisfaction excessif,
  • une confiance suprême dans ses capacités et son intelligence
  • mais également l’exploitation et la manipulation des autres couramment utilisées pour atteindre ses buts 
  • ainsi que des comportements généralement dénués d’empathie mais caractérisés par l’envie et la jalousie, l’arrogance et le mépris ou la condescendance.

(cf.  l’article synthétique de T.W. Camm et le chapitre V du livre de François Lelord et Christophe André (2000), Comment gérer les personnalités difficiles, Odile Jacob, Paris).

Les travaux d’Amy B. Brunell, William A. Gentry, W. Keith Campbell, Brian J. Hoffman, Karl W. Kuhnert et Kenneth G. DeMarree montrent par ailleurs que si une personne incompétente a une personnalité narcissique et se trouve dans un contexte où le collectif a un niveau faible de cohésion, elle a des grandes probabilités d’émerger en tant que leader présupposé. D’ailleurs dès 2004, Michael Maccoby ne nous alertait-il pas sur les incroyables avantages mais également les inévitables inconvénients de telles personnalités à des postes à responsabilités? Nous voilà à nouveau prévenus!

 

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En résumant des décennies d’études scientifiques psychologiques visant à déconstruire le pouvoir de séduction des personnes narcissiques, Tomas Chamorro-Premuzic nous permet de comprendre cet attrait des organisations pour nommer ces personnes toxiques à des postes à responsabilités alors qu’elles sont incompétentes (cf. son article dans l’Harvard Business Review France). En bref,

  • elles savent parfaitement maîtriser les mécanismes de la désidérabilité sociale (y compris sur les réseaux sociaux). Grâce à leur égocentrisme et à leur capacité d’auto-adulation exacerbés, elles savent en effet exceller en matière de première bonne impression et par un recours à l’humour ou à l’excentricité, elles savent aussi cacher leur arrogance sous un masque de grande confiance en soi.
  • Ces personnes narcissiques sont passées maîtres dans l’art de la manipulation grâce à un mélange d’autopromotion désinhibé et de stratégie machiavélique exempt de toute culpabilité. S’attribuer les mérites des autres et rejeter leurs propres erreurs sur leurs collaborateurs ne leur pose alors aucun problème de conscience. Comme le rappelle Tomas Chamorro-Premuzic (op. cit.): « Il est toujours plus facile de tromper autrui quand on s’est déjà menti à soi-même ; il est toujours plus difficile de se sentir coupable quand on s’estime innocent ».
  • Enfin ces managers narcissiques correspondent aux stéréotypes habituels du leadership grâce à leur capacité à accumuler pouvoir et influence. Dès lors, la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, leur charisme ou tout simplement leur égoïsme leur facilite l’accès aux postes à responsabilités mais comme le souligne Tomas Chamorro-Premuzic (op. cit.) « Certes, ces traits de caractère les aident à devenir des dirigeants, mais ils sont aussi la cause de leur malhonnêteté et de leur incompétence une fois au sommet ». Serait-ce donc qu’une question de temps?

 

« Tant que nous ne le comprendrons pas, nous continuerons malheureusement à inviter des narcissiques au sommet, et négligerons d’autres personnalités plus compétentes et plus saines. » Tomas Chamorro-Premuzic, « Pourquoi nous adorons les narcissiques », Chronique dans l’Harvard Business Review France du 02/10/2014.

 

La présence des leaders narcissiques à des postes à responsabilités appelle donc in fine à un retour aux vraies valeurs, au premier rang desquelles la compétence, l’authenticité, l’honnêteté et la bienveillance. D’ici là, la promotion et le développement de certaines pratiques managériales telles la résilience mais également  l’intelligence émotionnelle, devront être réalisés. Tout un programme!

Ceci dit, en guise de conclusion (j’aurai l’occasion de revenir sur ces concepts dans d’autres billets) et pour rester sur une note positive, il faut garder à l’esprit qu’il existe différents degrés de narcissisme, cela va d’un narcissisme relativement bénin à la psychopathie totale. Or un tel contexte facilite souvent l’apparition des toxic handler, ces sauveurs de l’organisation. Par ailleurs, savoir composer avec de telles personnes  narcissiques est possible: la mise en oeuvre de certaines tactiques permet en effet de laisser moins de prise à ces personnes toxiquesIl faut également rappeler que le pouvoir de séduction des personnes narcissiques reste de courte durée: « Tout comme le crack, le charme des narcissiques produit une euphorie intense mais de courte durée ; et, contrairement au crack, il est loin d’être addictif, hormis pour les narcissiques eux-mêmes. Comme l’a montré une étude pionnière dans ce domaine, le charisme des narcissiques s’estompe au bout de deux heures et demi à peine. Leur flamboyance, leur charme et leur confiance du départ se métamorphosent rapidement en une auto-admiration aveugle, en une arrogance défensive et en un désengagement moral. La durée très courte de leur charme explique que les narcissiques soient toujours en quête de nouveaux admirateurs – ou de nouvelles victimes ». (Tomas Chamorro-Premuzic, « Pourquoi nous adorons les narcissiques », Chronique dans l’Harvard Business Review France du 02/10/2014). Enfin gardons à l’esprit que « la qualité du leadership ne se définit pas en fonction d’un genre ou d’un autre, mais bien davantage par la présence (ou l’absence, c’est selon!) de traits de caractère tels l’humilité, l’empathie ou l’intelligence émotionnelle, pour ne nommer que ceux-ci. Et à ce compte, force nous est de reconnaître, messieurs, que ces dames sont sans doute mieux équipées que nous le sommes, et le montrent plus souvent dans le feu de l’action… ». (dixit François Normandin, op. cit.). A bon entendeur…

 

 

6 commentaires sur “Quand incompétence et comportement toxique se retrouvent dans des postes à responsabilités

  1. Excellent ! Sur le charisme qui ne durerait que 2h1/2 il me semble que l’on confond deux populations très distinctes, la hiérarchie voire les pairs qui ne voit rien même 2 ans et demi après et beaucoup plus, et les subalternes qui s’en rendent compte très vite, d’où l’intérêt des évaluations croisées et non plus exclusivement hiérarchique.

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