L’humilité au travail, la qualité de vie au travail et la performance organisationnelle

« Après des décennies de recherche de charme et de charisme chez les dirigeants potentiels, certains employeurs se rendent compte qu’il leur manque l’un des traits les plus importants : l’humilité. » Tels sont les mots introductifs d’un récent article du Wall Street Journal (Sue Shellenbarger, « The Best Bosses Are Humble Bosses », Oct. 9, 2018), ce que confirment différents travaux universitaires. Ce billet va donc s’intéresser à ce trait de personnalité appliqué au monde du travail et à son rapport à la qualité de vie et à la performance au travail.

 

Le propos de Sue Shellenbarger (« The Best Bosses Are Humble Bosses », The Wall Street Journal, Oct. 9, 2018) est sans appel. En évoquant différentes études des trois dernières décennies, elle rappelle que l’humilité est une qualité essentielle des dirigeants pour favoriser le travail d’équipe, l’apprentissage rapide et les performances élevées de leurs équipes. A quoi cela tient-il ? Au simple fait que les personnes humbles ont tendance à prendre conscience de leurs propres faiblesses et donc à vouloir s’améliorer en écoutant voire en demandant de l’aide, ce qui ne les empêche pas d’être très compétitives et ambitieuses. Ces personnes savent donc aussi apprécier les forces des autres et se concentrer sur des objectifs allant au-delà de leurs propres intérêts.

 

L’humilité : une valeur recherchée en entreprise ?

Les entreprises auraient donc tout intérêt à intégrer le trait de personnalité de l’humilité dans leurs décisions d’embauche et de promotion et les fabricants de tests de personnalité sur le lieu de travail à mesurer sa réalité. C’est ainsi, comme le rapporte Sue Shellenbarger, que la société de vêtements Patagonia (basée en Californie) commence à examiner le rapport à l’humilité des candidats à toute embauche dès qu’ils franchissent la porte pour des entretiens : selon Dean Carter, responsable mondial des ressources humaines groupe, l’avis des réceptionnistes est pris en considération pour tout recrutement.

Hogan Assessments va de son côté dévoiler début 2019 une nouvelle échelle de 20 items avec des affirmations sur lesquelles des demandeurs d’emploi ou des postulants à des postes de hautes responsabilités auraient à se prononcer du type « J’apprécie les conseils des autres au travail » ou « Les gens perdent le respect quand ils admettent leurs limites ». Ainsi les entreprises pourraient concentrer leurs ciblages de candidats sur la recherche de personnalités notamment caractérisées par de l’ambition conjuguée à l’humilité mais proscrire l’ambition associée à l’arrogance. Belles perspectives, tant pour les organisations que leurs membres.

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Pourtant certains chercheurs en management soutiennent que l’humilité est exactement la qualité que les leaders qui réussissent ne possèdent pas. L’un d’entre eux, Jeffrey Pfeffer, professeur de comportement organisationnel à la Stanford Graduate School of Business va même plus loin dans un livre provocateur en considérant que les dirigeants qui veulent être modestes, authentiques, dignes de confiance, servir les autres et s’attendre à ce que leurs sociétés honorent leurs contributions passées, sont de cette façon certains de leurs échecs : « En réalité, être authentique est à peu près le contraire de ce que les dirigeants doivent faire. Ils n’ont pas besoin d’être fidèles à eux-mêmes. Les dirigeants doivent plutôt être fidèles à la situation, à ce que leur entourage veut et qu’ils ont besoin d’eux  » (Jeffrey Pfeiffer, Leadership BS, Harper Business, 2015). En outre, selon Jeffrey Pfeiffer, les leaders auto-promotionnels voire narcissiques font preuve d’une telle confiance démesurée en eux-mêmes qu’ils prennent plus de risques en cas de crise, ce qui leur réussit souvent, et les arrangements avec la vérité étant facilement mis à profit, ils obtiennent plus facilement ce qu’ils souhaitent. Bref, le succès serait au rendez-vous.

 

Les conséquences du manque d’humilité des dirigeants

Ce constat peut paraître révoltant mais force est de reconnaître que ces profils sont très courants. Nonobstant, comme le dénonce Philippe Silberzahn, professeur d’Entrepreneuriat à l’EMLYON Business School et chercheur associé au CRG de l’Ecole Polytechnique de Paris, ces managers toxiques qu’il qualifie à juste titre de créosotes sont très nuisibles aux entreprises (cf. également mon article sur la résilience après avoir été confronté à ce type de comportement toxique).

Ils ne prennent également en considération aucune dimension spirituelle de l’homme au travail, que ce soit son besoin d’éthique ou sa quête de sens. Or ces deux paramètres sont de plus en plus recherchés en entreprise, quelque soit sa taille, son secteur d’activité ou même son statut d’organisation publique ou privée, et les plus jeunes générations ne sont plus les seuls à leur accorder une grande importance comme deux enquêtes très récentes le démontrent.

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D’une part, les conflits éthiques nuisent considérablement au bien-être psychologique au travail de nombreuses professions. La DARES (Ministère du Travail Français) définit les conflits éthiques comme étant liés aux cinq risques suivants :

  • devoir faire des choses qu’on désapprouve (toujours ou souvent),
  • ne pas pouvoir faire du bon travail-devoir sacrifier la qualité (toujours ou souvent),
  • ne pas éprouver la satisfaction du travail bien fait (toujours ou souvent),
  • ne pas avoir l’information suffisante pour faire correctement son travail,
  • devoir faire trop vite quelque chose qui demanderait davantage de soin (toujours ou souvent).

Ainsi, les conflits éthiques n’épargnent personne en 2018. Ils prédominent même typiquement pour les ingénieurs et les cadres de l’industrie et de l’informatique, les cadres de la Fonction publique en particulier hospitalière (les infirmières et sages-femmes), les professionnels de l’action sociale, divers métiers des banques et des assurances et plus généralement les métiers chargés de mettre en œuvre des innovations organisationnelles ou des politiques commerciales ou de gestions des ressources humaines pas toujours compatibles avec leur éthique personnelle ou professionnelle (cf. T. Coutrot (2018), « Travail et bien-être psychologique – L’apport de l’enquête CT-RPS 2016 », Dares, Document d’études n° 217, mars, pp.  9, 15, 19, 27 ; 32-33).

Dès lors, mettre ces professionnels souffrant déjà au travail du fait de leurs très forts conflits éthiques sous la responsabilité hiérarchique de dirigeants manquant d’humilité est le meilleur moyen de s’assurer que leur mal-être au travail atteigne des sommets encore plus hauts. Mais si ces conflits éthiques se conjuguent avec une absence de sens au travail, le summum sera encore plus vite atteint.

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Une enquête de Deloitte parue en décembre 2017 (« Sens au travail ou sens interdit ? Pour s’interroger enfin sur le travail ») indique d’autre part sur la base des réponses en ligne de 2.329 personnes que :

  • 87 % des personnes interrogées accordent de l’importance au sens au travail,
  • pour 85% des personnes interrogées, il est possible de considérer que le travail a le sens que chacun lui donne, même si pour 63% des répondants le sens au travail doit être donné par le manager.
  • Pour 55% des répondants le sens au travail s’est dégradé : si 35% pour les moins de 30 ans l’affirment ce sont 52 % des personnes entre 30 et 40 ans qui le pensent. Pour les plus de 40 ans, le pourcentage s’élève à 57% mais un pic particulièrement significatif à 67% existe pour les 45 à 50 ans.

Priver les personnes au travail de pouvoir trouver du sens à leur travail est donc potentiellement contribuer à leur mal-être au travail. Dans ce cas, on peut alors s’interroger sur les éventuelles conséquences pour les hommes et les organisations de les placer sous la responsabilité hiérarchique de dirigeants manquant d’humilité, se servant des autres, indignes de confiance voire s’arrangeant en permanence avec la vérité…

 

L’importance de facteur H pour la performance des organisations

 

Promouvoir des dirigeants manquant d’humilité, c’est enfin méconnaître l’importance du facteur H (une combinaison d’Honnêteté et d’Humilité) pour l’équilibre des individus et la performance des organisations.

Ce facteur H (‘H’ pour Honnêteté et Humilité) est la sixième caractéristique fondamentale de la personnalité humaine qui a été reconnue très récemment : les personnes qui ont des niveaux élevés de facteur H sont sincères et modestes, les gens qui ont de faibles niveaux sont trompeurs et prétentieux.

(Plus de détails sur ce facteur H notamment par les travaux des chercheurs en psychologie de Michael C. Ashton (Brock University, St. Catharines, Ontario, Canada), Kibeom Lee (University of Calgary, Alberta, Canada) et Reinout E. de Vries (University Amsterdam, The Netherlands). Cf. par exemple Michael C. Ashton, Kibeom Lee and Reinout E. de Vries (2014), « The HEXACO Honesty-Humility, Agreeableness, and Emotionality Factors: A Review of Research and Theory », Personality and Social Psychology Review, Vol. 18(2) 139-152).

 

Quoi qu’il en soit, de nombreuses études scientifiques prouvent que le facteur H serait source d’une meilleure performance en entreprises et de meilleures relations entre les niveaux hiérarchiques. Selon Amy Y. Ou (National University of Singapore), David A. Waldman et Suzanne J. Peterson (tous deux de l’Arizona State University), lorsqu’un dirigeant plus humble dirige une entreprise, son équipe de direction est plus susceptible de collaborer, de partager des informations, de prendre des décisions en commun et de partager une vision commune : la stratégie de l’organisation et sa performance s’en verraient alors fortement et solidement améliorés. En outre, la disparité salariale entre le dirigeant et son encadrement intermédiaire serait plus faible, ce qui contribuerait également à de meilleures relations ainsi qu’à des processus et des résultats organisationnels plus favorables. (cf. Amy Y. Ou, David A. Waldman, Suzanne J. Peterson (2018), « Do Humble CEOs Matter? An Examination of CEO Humility and Firm Outcomes », Journal of Management, Volume: 44 issue: 3, page(s): 1147-1173).

 

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Enfin, si un contexte de danger peut justifier que des employés confrontés à des menaces extrêmes ou à des contraintes de temps intenses puissent obtenir de meilleurs résultats lorsqu’un dirigeant adopte une approche plus autoritaire et descendante (le spécialiste de l’humilité dans le leadership Bradley P. Owens le reconnait bien volontiers puisqu’une nécessité de court terme l’exige), l’humilité au travail et en particulier quand elle serait présente dans les postes à responsabilités permettrait la mise en œuvre d’un cercle vertueux profitable à la performance organisationnelle ainsi qu’à ses membres : on serait alors sur une logique à plus long terme.

Pour Bradley P. Owens (Professeur Associé d’Ethique des Affaires au Romney Institute of Public Management, Marriott School of Business / Brigham Young University) et David R. Hekman (professeur de leadership organisationnel et d’analyse de l’information, spécialisé sur l’amélioration de la santé organisationnelle à l’Université du Colorado à Boulder), le facteur H peut s’apprendre et se partager en entreprise par le mécanisme de la contagion sociale. Ainsi, lorsque les dirigeants se comportent avec humilité, les suiveurs imitent leurs comportements humbles, créant ainsi un processus d’équipe interpersonnelle partagé, autrement dit, une humilité collective voit ainsi le jour. Un cercle vertueux peut alors se mettre en marche : l’équipe cherche à partir de là à atteindre progressivement son potentiel maximum (c’est un objectif de promotion collective), ce qui améliore en fin de compte les performances de l’équipe et donc in fine celle de l’organisation toute entière.

(Plus de détails dans Bradley P. Owens ans David R. Hekman (2012), « Modeling how to grow: an inductive examination of humble leader behaviors, contingencies, and outcomes »,  Academy of Management Journal, Vol. 55, No. 4, 787–818 et Bradley P. Owens ans David R. Hekman (2015), « How Does Leader Humility Influence Team Performance? Exploring the Mechanisms of Contagion and Collective Promotion Focus » Academy of Management Journal, Vol. 59, No. 3).

Dès lors, un facteur H élevé chez un dirigeant favoriserait un cercle vertueux de performance et de santé au travail, que ce soit au niveau des organisations qu’à celui de ses membres… mais cela semble supposer qu’une logique de moyen et long termes soit privilégiées sur le (très) court terme !

 

 

En conclusion, choisir des dirigeants faisant preuve d’humilité ou en manquant considérablement est une question d’éthique et de priorités temporelles auxquelles les actionnaires des entreprises du privé mais également l’Etat et les organisations publiques et associatives sont soumis au regard de leurs valeurs et de leur recherche de performance plus ou moins rapide. Pourtant il serait faux de considérer par manque de connaissances que seules les personnes arrogantes, orgueilleuses voire vaniteuses peuvent réussir. Les récents travaux universitaires, surtout anglo-saxons il est vrai prouvent, le contraire.

En outre, les questions de qualité de vie au travail (QVT) de plus en plus dégradée dans les organisations interfèrent désormais sur ce choix. Nombre de grands groupes se rendent maintenant compte que les solutions de QVT individuelles (initiation à la mindfulness, au yoga, etc.) et collectives (bureaux repensés, matériels plus ergonomiques, Chief Happiness Officer, etc.) ne suffisent plus à répondre aux besoins de bien-être au travail de leurs collaborateurs. Il convient alors de travailler à apporter des solutions plus fondamentales touchant aux pratiques managériales : l’approche par un retour aux valeurs et le développement d’un leadership plus spirituel (mouvement très développé dans le monde anglo-saxon mais émergent en France) est l’une des solutions envisagées par nombre de dirigeants et de chercheurs en management car les travaux scientifiques explicitent de plus en plus les liens vertueux entre la qualité de vie au travail, le leadership spirituel et la performance individuelle et organisationnelle.

C’est pour ma part l’une des avancées managériales sur lesquelles je travaille au sein d’un groupe de recherche de l’association scientifique francophone de l’AGRH depuis plusieurs années maintenant (Le groupe LinkedIn « Management et Spiritualité » a même été créé à cet effet dès 2015 et depuis peu, un  Blog « Lab Management et Spiritualité » prend forme pour être plus facilement accessible au public). Je serai donc ravie de vous répondre si cette thématique managériale émergente vous interroge.

5 commentaires sur “L’humilité au travail, la qualité de vie au travail et la performance organisationnelle

  1. tellement vrai ! aujourd’hui l’équipreneuriat et le coworking sont marqueurs de cette nécessité, vouloir retrouver un souffle du travail par le partage de compétences et regagner en sens, créativité…
    le concept du management par le care conjugué au concept de l’organisation apprenante sont des voies à explorer ?!

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  2. […] Cela est d’autant plus pertinent que de nombreuses recherches en management ont prouvé que l’honnêteté et l’humilité au travail sont des facteurs de qualité de vie au travail et de pe…. Ramené aux établissements de santé où les questions de performance organisationnelle et de […]

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