Le phénomène de l’imposteur est-il spécifique aux organisations où les femmes sont très présentes ?

Du point de vue du management des ressources humaines, nos organisations peuvent souffrir de différents maux. Certains sont souvent mésestimés car liés à une mauvaise évaluation que leurs membres peuvent avoir de leurs propres compétences. Parmi ceux-ci, un biais psychologique est particulièrement destructeur pour les organisations, les collectifs et parfois même les individus eux-mêmes ayant laissé prospérer ces symptômes : l’expérience (originellement appelée syndrome) de l’imposteur. Ce billet va donc s’attacher à présenter ce concept avec le prisme spécifique des organisations où les femmes sont très présentes car les préjugés ou les données sondagières laissent penser que ce sont les femmes qui souffrent davantage de cette mauvaise évaluation de leurs compétences. Précisions enfin que ce parti pris est également dû à mon engagement au sein d’une association internationale pour les femmes en hautes responsabilités : PWN ou Professional Women’s Network (pour davantage d’information sur PWN Global, cf. son site institutionnel).

Parmi les organisations où les femmes sont très représentées, il est deux univers que je connais bien :  les établissements de santé tout d’abord peuvent servir d’exemple : au sein des activités de santé plus particulièrement, les femmes sont très largement majoritaires (cf. M. Anguis, M. Bergeat, J. Pisarik, N Vergier, H. Chaput (2021), « Quelle démographie récente et à venir pour les professions médicales et pharmaceutique ? Constat et projections démographiques », Les dossiers de la DREES N° 76, DREES, mars) et la féminisation n’a cessé de croître : dès 2003, elles représentent déjà 76 % des professionnels exerçant dans ce champ quand elles représentaient 71 % en 1983 (cf. Bessière (2005), La féminisation des professions de santé en France : données de cadrage. Revue française des affaires sociales, 17-33).

Le monde universitaire aurait aussi pu être pris en exemple, même si la proportion des femmes y est moins flagrante et ce de façon différente selon les pays et surtout selon leurs emplois. Par exemple, aux Etats-Unis, si en 1987 moins d’un tiers des professeurs des établissements d’enseignement supérieur étaient des femmes (cf. article du Point), aujourd’hui, cette proportion atteint 50,7 % mais avec des répartitions différentes : en 2020, les femmes représentaient 55% des maîtres de conférences et 53% des professeurs assistants mais 46% des professeurs associés et seulement 36% des professeurs titulaires (cf. les statistiques du National Center for Education Statistics). En ce qui concerne la France en 2020, les femmes sont elles aussi plus nombreuses parmi les maîtres de conférences que parmi les professeurs des universités (respectivement 45 % et 28 %) mais elles connaissent une progression analogue à leurs homologues américaines : elles étaient 22 % en 1984 au moment de la création du statut des universitaires, 25 % en 1990 et 30 % en 2000. Ainsi, même si les femmes représentent globalement désormais seulement 40 % des 48 000 enseignants‐chercheurs universitaires, la dynamique est cependant encourageante d’autant plus que, même si ces dernières années les femmes candidatent moins que les hommes lors des campagnes de recrutement, d’avancement de grade et de prime d’encadrement doctoral et de recherche, elles y réussissent un peu mieux que les hommes (cf. les données du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche français). Les raisons d’un tel frein aux candidatures des femmes aux postes universitaires ? Le Ministère relève que « les femmes auraient le sentiment que leur expérience professionnelle serait moins valorisable que celle des hommes pour s’élever dans la hiérarchie académique et, par conséquent, s’autocensureraient pour accéder au professorat ou à des promotions » (cf. Note de la DGRH ‐ Enseignement supérieur ‐ n° 4 ‐ Avril 2021) Ainsi le temple des fortes compétences ne semble pas dispensé de ce syndrome de l’imposteur.

Quoi qu’il en soit, s’attaquer à la notion d’imposture dans ces deux univers de la santé et de l’université est prendre un risque dans la mesure où ce sont par définition des mondes d’experts ou de professionnels caractéristiques de ce que H. Mintzberg décrit comme des organisations professionnelles. Selon cet universitaire canadien en sciences de gestion, auteur prolifique d’ouvrages de management et de stratégie de référence et titulaire de la chaire Cleghorn à la Faculté de gestion Desautels de l’Université McGill de Montréal, les établissements de santé et les universités sont en effet les exemples types d’organisations dont l’activité requiert des professionnels hautement qualifiés, la partie clef de l’organisation étant alors constituée par le centre opérationnel et la coordination reposant sur la standardisation des compétences ou des qualifications. (cf. H. Minzberg, (1998), Le management. Voyage au centre des organisations, Editions d’Organisation). Le sentiment d’imposture ne devrait donc pas avoir sa place dans ces univers et pourtant les nombreux témoignages que j’ai reçus au fil des ans contredisent cela. En outre, ces deux univers ne sont pas dispensés des problèmes habituels de management rencontrés dans d’autres secteurs d’activité. Pourquoi en serait-il différent par rapport à cette notion liées aux compétences, elles-mêmes étant au cœur des pratiques de management ?

Revenons donc au syndrome de l’imposteur. Selon le Journal of Behavioral Science, 70% des personnes dans le monde, indépendamment de leurs genres, souffrent du syndrome de l’imposteur à un moment de leur vie mais les femmes en souffrent plus souvent, et ce quels que soient les secteurs concernés :  ainsi, une étude sur les salariés de la Tech a montré que 50% des femmes ressentaient fréquemment un sentiment d’imposture alors que les hommes ne sont que 39% dans ce cas. Selon KPMG et IWF (autre réseau international de femmes en responsabilités) lors des Assises de la parité 2021 les chiffres seraient même de 75% des femmes contre 50% des hommes à ressentir ce sentiment d’imposture (et ce tous secteurs d’activité confondus). Cela pourrait ainsi expliquer que bien qu’étant souvent plus diplômées de master que les hommes (58 % vs. 42 %), les femmes sont moins bien insérées 30 mois après le diplôme :

Bien que très connu dans le monde professionnel, la présentation de l’expérience de l’imposteur plus souvent appelée syndrome de l’imposteur n’est donc pas inutile. Pour mémoire, il s’agit d’une forme de doute permanent consistant à ne pas se sentir légitime dans son statut et rendant difficile l’appropriation de ses succès. Les chercheurs en psychologie Jaruwan Sakulku (Thammasat University, Bangkok, Thailand) et James Alexander (University of Tasmania, Hobart, Australia) considèrent que 70% des personnes dans le monde souffrent du syndrome de l’imposteur à un moment de leur vie (cf. « The Impostor Phenomenon », The Journal of Behavioral Science, v. 6, n. 1, p. 75-97, 11).

Ce phénomène a été identifié pour la première fois en 1978 par les Professeurs de psychologies Pauline Rose Clance et Suzanne Imes de l’université de Géorgie qui s’intéressaient aux femmes ayant des brillantes carrières. Leur article « The Imposter Phenomenon in High Achieving Women : Dynamics and Therapeutic Intervention » se basait sur les expériences de femmes à la carrière exceptionnelle, tant sur le plan académique que dans le domaine professionnel, qui avaient le sentiment de ne pas mériter leur succès et l’attribuaient à un coup de chance. Depuis ce concept a connu un tel succès qu’il est accepté que les hommes soient tout aussi susceptibles de relier leur succès à des facteurs extérieurs à leurs propres habilités. Il n’est ainsi pas réservé à un genre.

Néanmoins, ce succès a conduit à un abus de langage concernant le mot « syndrome » de l’imposteur, comme s’il s’agissait d’une maladie à soigner. Cela a ainsi incité Pauline Rose Clance à en regretter sa formulation initiale, lui préférant désormais celle de l’« expérience de l’imposteur », afin d’insister sur le fait qu’il s’agit davantage d’un mécanisme psychologique que tout le monde est susceptible de vivre un jour, surtout en cas de compétences avérées. (Pour connaître son propre état en matière d’expérience de l’imposteur, voici le test proposé par Pauline Rose Clance).

Les conséquences de cette expérience de l’imposteur sont dramatiques pour les individus qui en souffrent. C’est indéniable mais tout manager se trouvant devant cette difficulté vécue par l’un de ses collaborateurs ou lui-même sera souvent enclin à considérer que cela concerne la personne en elle-même : si cette personne veut se complaire dans un tel biais psychologique malgré toutes les assurances qu’il peut lui donner, cela devient un problème exclusivement personnel.

Pour autant, ce problème reste un problème pour le collectif et l’organisation en elle-même. Or ces deux dernières dimensions sont également souvent oubliées des articles de presse mettant en avant ce phénomène. Précisons notre pensée :

  • Les personnes les plus qualifiées ont tendance à sous-estimer leur niveau de compétence et à penser à tort que des tâches faciles pour elles le sont aussi pour les autres.
  • En cas de responsabilités managériales, leur exemple peut donc déstabiliser leurs collaborateurs, surtout si la facilité n’est pas aussi grande pour eux, car le reconnaître pourrait paraître comme un aveu de faiblesse.
  • En outre, par ce biais psychologique, ces victimes de l’expérience de l’imposteur ont des difficultés à accepter les marques de reconnaissance de leurs compétences, quand bien même elles occupent un poste hiérarchique élevé.
  • La nature ayant horreur du vide, cette attitude laisse toutefois le champ libre à des opportunistes et d’autres personnes n’ayant pas conscience de leur incompétence ou de leur manque de compétence mais qui s’arrogent ces honneurs : les personnes ayant développé le sentiment de compétence ou l’effet de la sur-confiance.

C’est ainsi que la logique des récompenses et promotions en entreprise se retrouve inversée : du fait de ce biais de l’expérience de l’imposteur, des personnes très compétentes, et reconnues comme telles, se voient dépassées dans les récompenses et honneurs par des individus factuellement bien moins compétents mais qui osent par le simple fait qu’ils n’ont pas conscience de leur manque de compétence ou parce qu’ils se croient compétents sans pourtant l’être.

Les effets d’une telle inversion des valeurs – les personnes les plus compétentes moins valorisées que celles les moins compétentes – expliquent alors en partie les comportements toxiques que pourront après développer ces dernières envers les premières, au premier rang desquels le harcèlement moral au travail (voir à ce sujet mes articles consacrés à ce sujet, en particulier la trilogie disponible par ce lien). Les conséquences de l’expérience de l’imposteur dépassent donc largement la dimension individuelle pour être aussi une difficulté à dépasser au niveau collectif et surtout d’un point de vue organisationnel : les managers, RH et leaders doivent par conséquent traiter cette difficulté avec diligence et d’une façon systémique.

Pour conclure, rappelons que ce biais psychologique qu’est l’expérience de l’imposteur est très destructeur pour les individus en souffrant, les collectifs dans lesquels ils évoluent et in fine pour leurs organisations parce qu’il permet à des personnes bien moins compétentes de monter en responsabilité et ensuite de laisser développer des comportements toxiques des collaborateurs les moins compétents envers les personnes les plus compétentes mais souffrant de ce biais psychologique.

Dès lors, ce biais psychologique des uns étant souvent accompagné du sentiment de compétence et de la sur-confiance des autres (les effets psychologiques constatés chez les collègues les moins compétents mais promus), il affecte les individus souffrant de ce phénomène de l’imposteur mais aussi considérablement les collectifs et les organisations par l’effet démultiplicateur que suppose la conjugaison de ces trois biais psychologiques afférant à la notion de compétence. Les managers, et à plus forte raison les dirigeants, doivent donc absolument s’emparer de ces questions de l’évaluation des compétences et ne pas les laisser seulement être traitées par les RH.

Néanmoins, ces responsables doivent savoir que ce concept des compétences est l’un des plus difficiles à maitriser en management des ressources humaines du fait de sa complexité (différentes disciplines sont en effet mobilisées par les spécialistes universitaires du sujet). Managers et dirigeants peuvent donc se faire aider par un expert. Mais à quoi le reconnaître ? J’ai pour ma part déjà écrit un billet à ce sujet (disponible par ce lien). Pour autant, je laisserai Olga Lelebina et Jean-Claude Sardas (chercheurs au Centre de Gestion Scientifique, Mines ParisTech) répondre à ce qui permet de distinguer l’expert du non-expert. C’est la présence d’une ou plusieurs de ces missions :

  • Développement des savoirs (recherche, innovation)
  • Assistance au titre de savoirs (conseil, assistance technique)
  • Animation des savoirs (capitalisation, animation, diffusion, formation, mentoring)

Cette conception de l’expert a l’avantage d’être utilisable pour les consultants en management auxquels les managers et dirigeants pourraient faire appel mais également pour leurs équipes et leurs collaborateurs : seuls ceux ayant la capacité d’exercer l’une ou plusieurs de ces dimensions peuvent être considérés comme ayant des compétences très développées dans leurs domaines d’expertise. Voilà un message à faire passer à ces personnes connaissant ce phénomène de l’imposteur.

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