Harcèlement moral au travail : une analyse managériale des jurisprudences (Article n°2/3)

 

La France est en avance sur nombre de pays concernant la prise en considération juridique des cas de harcèlement au travail. Et pourtant en 2016, 30% des salariés déclaraient avoir été victimes d’au moins un comportement hostile au travail selon une étude du service de statistiques du ministère du Travail sans que tous ne soient juridiquement sanctionnés (cf. Dares, 2017).

Il faut dire que le harcèlement peut se traduire par des comportements hostiles très différents qui vont de l’indifférence systématique à des comportements méprisants au travail, un déni de reconnaissance du travail accompli, des atteintes dégradantes (critiques injustes, humiliations, moqueries, etc. Plus de descriptions détaillées sont disponibles via ce lien). Parfois même ce sont des propos obscènes voire des propositions insistantes à caractère sexuel qui sont réalisés. Je ne minimise pas ces dernières formes d’hostilité, bien au contraire, mais dans la mesure où le harcèlement sexuel constitue un délit, quel que soit le lien entre l’auteur et la victime, pour lequel la loi prévoit un traitement particulier et une protection spécifique, je préfère rester sur la notion de harcèlement moral au travail, d’autant plus qu’à mon sens cela interroge davantage les pratiques managériales en ne permettant pas de croire que seuls les comportements individuels sont concernés. C’est d’ailleurs le sens du précédent article de cette série accessible par ce lien. (Pour mémoire, ce premier article propose différentes définitions et causes du harcèlement moral au travail tout en le distinguant de différents problèmes de management avec il est souvent confondu et parfois non sans raison).

Quoi qu’il en soit, ce nouvel article se propose de faire un tour d’horizon de la question du harcèlement moral au travail telle qu’elle est considérée par les tribunaux. Il n’est cependant pas question de prétendre à l’exhaustivité des jurisprudences mais plutôt d’en tirer des éléments d’alerte du point de vue managérial en illustrant une fois encore autant que possible mon propos d’exemples réels tout en gardant l’anonymat des personnes et des organisations concernées. Cela me permettra ainsi d’introduire mon analyse des raisons de sa prolifération et de proposer quelques pistes de solutions qui seront davantage développées dans l’article n°3 de cette série à venir.

 

Article n°2. Le harcèlement moral au travail vu par les tribunaux : les points d’alerte managériaux

 

Bien que près d’un tiers des salariés français se déclarent avoir été victimes d’au moins un comportement hostile au travail (ils étaient 37% en 2013 selon Dares, 2017), la France est en avance sur nombre de pays concernant la prise en considération juridique des cas de harcèlement au travail. En effet, au niveau légal, le harcèlement moral au travail est un délit qui est puni dans les secteurs du privé comme du public et concerne tous les travailleurs, qu’il s’agisse de salariés, d’agents publics et de stagiaires. Deux types de sanctions peuvent également se cumuler : les sanctions prises par l’employeur (l’administration) et celles prises par la justice.

 

1. Une définition juridique du harcèlement moral au travail

Concrètement, la justice considère que le harcèlement moral se définit par « le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel » (Code pénal : article 222-33-2).

Ainsi,

  • Au niveau de la justice, dans le public comme dans le privé, le harcèlement moral au travail est en 2019 un délit puni de 2 ans de prison et 30.000 € d’amende bien que la peine ne soit que d’un an d’emprisonnement et de 15.000 € d’amende lorsque ces faits ont causé une incapacité totale de travail inférieure ou égale à huit jours ou n’ont entraîné aucune incapacité de travail. (Code pénal : articles 222-33-2 à 222-33-2-2). Il est aussi à noter que l’auteur de harcèlement moral peut également être condamné à verser à sa victime des dommages-intérêts pour le préjudice moral vécu, les frais médicaux engagés…
  • Au niveau de l’employeur (l’administration), tout salarié (agent public) ayant commis des agissements de harcèlement moral au travail est passible de sanctions disciplinaires prises par l’employeur : mutation, mise à pied voire licenciement pour faute grave dans le privé ; déplacement d’office, radiation du tableau d’avancement, voire révocation… dans le public.

 

Le code du travail apporte quant-à lui un éclairage complémentaire et d’autres précisions (Code du travail : article L1152-1). Le harcèlement moral au travail se définit par ses manifestations :

  • des agissements malveillants répétés (il s’agit de propos ou de comportements tels des remarques désobligeantes, des intimidations, des insultes…) interdits par la loi
  • qui peuvent exister même en l’absence de lien hiérarchique entre la victime et l’auteur des faits
  • et entraînent une forte dégradation des conditions de travail de la victime pouvant ainsi porter atteinte à ses droits et à sa dignité, altérer sa santé physique ou mentale, ou compromettre son avenir professionnel.

 

L’article L1152-2 précise quant-à lui qu’ « aucun salarié, aucune personne en formation ou en stage ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat pour avoir subi ou refusé de subir des agissements répétés de harcèlement moral ou pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés ».

 

Il est important de souligner le fait que la définition du harcèlement moral selon le Code pénal et selon le Code du travail sont pratiquement identiques mais surtout se complètent sur la notion d’intentionnalité. Selon le droit du travail (Cass. Soc. 10-11-2009 n° 08–41.497), l’existence d’un harcèlement est en effet identifiée indépendamment de l’existence d’une intention de son auteur (je reviendrai sur cette notion dans quelques instants), autrement dit le harcèlement moral peut être retenu même s’il n’y a aucune intention malveillante, aucune volonté de nuire au salarié, bref, même s’il est involontaire. Or cela change tout d’un point de vue managérial car des pratiques de management peuvent être constitutives de harcèlement moral involontaire. Pourtant il ne suffit pas de démontrer l’existence de méthodes conduisant à augmenter le stress au travail ou à dénoncer des mauvaises conditions de travail pour qualifier une situation de harcèlement moral. Néanmoins, nombre de propos ou de comportements au travail généralement qualifiés d’irrespectueux ou de douteux pour ne pas dire discriminants mais considérés par certains « seulement » comme des mauvaises blagues récurrentes seraient ainsi constitutifs de ces agissements malveillants et point n’est besoin de travailler dans tel ou tel secteur d’activité pour les connaître. De la même façon, tous les « noms d’oiseaux », souvent à caractère humiliant ou sexuel, régulièrement prononcés par certaines personnes ayant du mal à se contrôler envers des collègues sous le coup de la colère (sans oublier les objets jetés de rage au travers de la pièce) pourraient également entrer dans ces agissements interdits par la loi : à ce niveau, aucun secteur d’activité n’est épargné, même ceux où les comportements les plus policés sont considérés comme étant la norme…

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Dès lors, une action judiciaire devant les juridictions civiles et/ou pénales pour obtenir réparation pourra donc être envisagée de façon complémentaire :

  • l’action civile permettant à la victime d’obtenir réparation de son préjudice devant le Conseil de prud’hommes en réclamant des dommages et intérêts auprès de l’auteur du harcèlement et/ou de l’employeur (même si ce dernier n’est pas le harceleur)
  • l’action pénale permettant d’obtenir quant-à elle la condamnation de la personne coupable des agissements fautifs et des dommages et intérêts devant le tribunal correctionnel. Il est à noter que toute infraction pénale commise par une personne physique ayant la qualité d’organe ou de représentant d’une personne morale, en clair le chef d’entreprise ou tout salarié auquel il a valablement délégué une partie de ses pouvoirs, engage (C. pén. Art. 121-2) la responsabilité pénale de la personne morale si cette infraction a été commise pour son compte (Cass. Crim. 1-12-1998 n°97-80.560 ; Cass. Crim. 15-5-2007 n°05-87.260).

 

Néanmoins pour que le harcèlement moral soit reconnu et que la maltraitance ou les agressions ponctuelles ne soient pas retenues, le caractère pervers mais aussi répétitif de ces agissements devrait exister, du moins a priori.

 

2. L’importance de la répétition

La jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation française apporte en effet une précision d’importance sur le caractère répétitif de ces agissements :

  • il suffit que des faits de harcèlement aient été commis à au moins deux reprises pour que la répétition soit reconnue : selon Cass. Soc. 15-4-2008 n° 07-40.290 un fait unique ne peut pas caractériser le harcèlement moral tel que défini à l’article L 1152-1 du Code du travail, sauf si ce fait de nature unique se répète dans le temps (Cass. Soc. 26-01-2016 n°14-80.455)
  • et la durée retenue peut être brève (Cass. Soc. 26-5-2010 n°08-43.152 : RJS 8-9/10 n°640) ou au contraire très longue (par exemple jusqu’à 2 ans et 3 mois selon Cass. Soc. 25-9-2012 n°11-17.987 : RJS 12/12 n°912).

 

Dès lors, sauf à entamer une profonde remise en question sur soi-même et à être accompagné (et encore !), comment s’assurer dans un contexte professionnel que son humour toujours aussi douteux ou sa colère habituellement non maîtrisée ne rentre pas dans ce caractère répétitif d’agissements malveillants ou du moins portant atteinte aux conditions de travail et à la dignité de l’Autre ? M. F. Hirigoyen (in Malaise dans le travail. Harcèlement moral : démêler le vrai du faux, La Découverte, 2001) rappelle en effet que cela peut se confondre avec de la « simple » maltraitance au travail sans pour autant être du harcèlement moral.

 

3. L’importance de l’intentionnalité

C’est là que la notion d’intentionnalité de l’auteur du harcèlement évoquée précédemment entre en jeu. Elle est également précisée par la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation française : le harcèlement moral peut en effet être constitué indépendamment de l’intention de son auteur (Cass. Soc. 10-11-2009 n°08-41.497 : RJS 1/10 n°7 ; Cass. Soc. 23-11-2011 n°10-18.195 : RJS 2/12 n°103) ou d’une volonté de harceler de l’employeur (Cass. Soc. 7-6-2011 n°09-69.903 RJS 8-9/11 n°656).

 

Prenons un exemple d’illustration. Échangeant régulièrement depuis plus de 20 ans avec des commerciaux, surtout B to B (ils ont fait l’objet d’étude de mon doctorat), je dois reconnaître que je rencontre régulièrement ces cas de figure où les managers commerciaux mettent beaucoup la pression sur leurs équipes, et en particulier sur leurs meilleurs éléments, pour qu’ils fassent la vente du mois (ce qui n’est pas si facile que cela dans certains secteurs d’activités et/ou dans le cas des grands comptes). Jusque-là, c’est normal, penserez-vous. Le problème, c’est que ces mêmes managers ne se rendent souvent pas compte que la pression est excessive et qu’au bout de quelques mois seulement, elle constitue une forme de harcèlement moral, d’autant plus si elle est associée à des blagues un peu lourdes voire à des remarques acerbes professées en réunions « pour faire réagir ». Si à cela s’ajoutent une restriction du portefeuille de clients ou du territoire (« il n’y arrive plus, donc forcément ! … »), un contrôle des notes de frais et des résultats un peu plus fréquent (quand tout allait bien, il était quasiment inexistant) et une autonomie un peu plus restreinte à chaque négociation retardée…

Bref, ce qui est considéré comme « une reprise en main » par le manager peut être vécu par le commercial comme une dégradation des conditions de travail du commercial pouvant porter atteinte à sa dignité, à sa santé mentale et à son avenir professionnel. Au-delà de la divergence de points de vue, il faut cependant savoir que la qualification de harcèlement moral peut alors être retenue par les tribunaux et nombre de managers commerciaux tombent des nues en l’apprenant. C’est toutefois l’information indispensable pour qu’ils acceptent de revoir leurs pratiques managériales visant l’obtention de meilleures performances sans pour autant pratiquer du harcèlement moral au travail.

 

Étudions par conséquent ce cas issu de la jurisprudence qui aide à la prise de conscience : un supérieur hiérarchique faisait subir à l’un des meilleurs commerciaux de son entreprise en relative perte de vitesse dans la réalisation de son chiffre d’affaires diverses pressions, vexations et humiliations, y compris en présence de collègues, pour le « remotiver » afin qu’il améliore ses performances (son secteur représentait plus de 30 % de l’activité de l’entreprise et il n’avait jamais connu de reproche jusque-là malgré ses 19 ans d’ancienneté). La Cour de Cassation l’a reconnu comme ayant des pratiques de harcèlement moral car le management par objectifs intensifs associé à des conditions de travail extrêmement difficiles et une « mise en cause sans motif de ses méthodes de travail notamment par des propos insultants et un dénigrement au moins à deux reprises en présence de collègues » avaient entraîné un état de stress majeur nécessitant un traitement et un suivi médical. Dès lors, en ayant constaté que ces agissements répétés portaient atteinte aux droits et à la dignité du salarié et altéraient sa santé, la Cour donnait raison au commercial qui avait démissionné en invoquant des faits de harcèlement moral puis saisi la juridiction prud’homale aux fins de requalification de la rupture de son contrat de travail en licenciement sans cause réelle et sérieuse et de condamnations de l’employeur à lui payer diverses indemnités. (cf. Cass. soc. 3-2-2010 n°08-44.107).

En clair, ce qui était pensé par l’employeur comme des pratiques de motivation tout à fait compréhensibles aux vues des enjeux commerciaux pour l’entreprise était tout simplement considéré par le tribunal comme étant du harcèlement moral. Or il peut se manifester à différents niveaux.

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4. Les différents types de harcèlement reconnus au niveau légal

L’exemple précédent du harcèlement moral d’un commercial introduit les différents types de harcèlement moral reconnus par la jurisprudence (trop nombreuse pour être citée dans ce billet) :

  • le harcèlement individuel: effectué par un individu envers un autre (qu’il existe ou non un lien de subordination et que les conséquences de la dégradation des conditions de travail soient avérées ou non) afin de l’humilier et le détruire. Cela consiste principalement en menaces, reproches, contraintes ou pressions, moqueries, dérisions, insultes, insinuations, mesures d’isolement, information ou désinformation (« fake news »).

 

A titre d’illustration, me revient à l’esprit le cas d’un responsable de services très diplômé, compétent et altruiste, largement investi dans son association répartie sur plusieurs sites car la raison d’être de cette structure correspond à ses valeurs et son parcours (la taille de cette association lui permet d’être assimilée à un grand groupe). Il subissait régulièrement des humiliations par ses subordonnés avec une certaine forme de complaisance du directeur de son site : un jour son bureau est déménagé en cours de matinée sans son accord alors qu’il était présent en début de journée avant de partir en réunion dans un autre service sur le même site (d’ailleurs le directeur du site n’avait pas encore annoncé les changements de bureaux). Une malheureuse erreur, penserez-vous. Sauf que cela ne s’arrête pas là. Un autre jour, c’est une collaboratrice qui reproche en réunion à ce supérieur, en présence du directeur du site, ses propres erreurs rattrapées par ce même responsable. Un comble ! Une autre fois, c’est un courrier anonyme déposé sur le bureau de ce responsable qui l’attend avec un objet humiliant à l’intérieur. La liste des agissements malveillants subis serait trop longue pour continuer d’être énumérée ici mais elle mérite de préciser que le harcèlement n’est pas que descendant mais qu’il peut aussi être ascendant ou transversal. Cet exemple permet également d’introduire les autres formes de harcèlement présentes dans cette organisation.

 

  • Le harcèlement moral institutionnel : qui fait référence aux pratiques de management se basant sur le stress et la peur. En l’espèce, la Cour de Cassation a reconnu que les salariés qui étaient soumis « à une pression continuelle, des reproches incessants, des ordres et contre-ordres dans l’intention de diviser l’équipe se traduisant, pour un salarié déterminé, par sa mise à l’écart, un mépris affiché à son égard, une absence de dialogue caractérisée par une communication par l’intermédiaire d’un tableau, et ayant entraîné un état très dépressif » subissaient ce type de harcèlement moral (Cass. Soc., 10-11-2009, n°07-45321) ;

 

Le cas de France Télécom à nouveau sur le devant de l’actualité judiciaire dès mai 2019 en est représentatif (pour lire une sélection d’articles de presse sur ce procès, suivre ce lien). Mais ce cas très médiatisé ne doit pas occulter les situations similaires toujours présentes ailleurs.

Pour reprendre l’exemple associatif précédent, le directeur du site est à son poste depuis des années parce qu’il obtient de très bons résultats par rapport aux autres entités de l’association. Ce que ne voient cependant pas les responsables des instances de direction de l’association ni même ses membres fondateurs et bienfaiteurs très impliqués (qui prônent par ailleurs des valeurs humanistes de bienveillance et d’exemplarité), c’est que ce directeur de site fait régner le stress et la peur dans ses équipes. Il est en effet très fréquent que du jour au lendemain, ceux qui ont osé le contrarier en réunion ou suite à un email (le responsable de services victime de harcèlement cité auparavant en fait partie) voient certaines de leurs missions confiées à d’autres (ses « chouchous ») pour quelques temps avant qu’elles ne leur soient à nouveau attribuées en dernière minute et dans des conditions de réalisation très difficiles (le principe de réalité face à l’incompétence des alliés étant là). Que d’ordres et de contrordres incessants ! Que de pression continuelle subie ! Que de temps et d’énergie perdus !

 

Cette forme de harcèlement (je reviendrai plus en avant sur ses causes) est toutefois reconnue par les tribunaux et n’est pas exclusive du troisième type de harcèlement moral également sanctionné par les tribunaux.

 

  • Le harcèlement moral stratégique : il vise à utiliser des techniques de contournement des procédures légales de licenciement et il est souvent utilisé dans les cas où l’ancienneté des personnes visées est très forte.

 

Là encore le cas de France Télécom est emblématique mais celui de l’association évoquée ci-avant également. Le directeur de site concerné a, à ma connaissance, cherché à utiliser cette logique à deux reprises pour des personnes à des niveaux hiérarchiques très différents mais avec de très fortes anciennetés (un responsable de service, autre que celui évoqué, était ainsi concerné). La médecine du travail, différents représentants du personnel et même certains membres des instances de direction de l’association ayant cependant été officiellement alertés, les projets de ce directeur de site adepte du harcèlement ont été contrariés car il engageait par ses actes malveillants son organisation. Une fois les faits confirmés et les preuves rassemblées, la direction générale a par conséquent décidé d’agir, au regard de son obligation de résultat en matière de protection de la santé des salariés, en entamant une opération « mains propres ». Protéger les salariés victimes et annoncer une tolérance zéro à de telles pratiques ont été les premières réactions puis le licenciement pour faute grave la personne fautive a été envisagé. Depuis l’ampleur des dégâts a cependant été constatée plus grande que prévue, d’autres cas de harcèlement moral au travail étant apparus sur d’autres sites de l’association. Ce n’est donc plus une question de personnes mais bien des pratiques de management qui nécessitent d’être remise en question dans cette association. Dans ce cas, la direction générale a eu toutefois des difficultés à le concevoir (ces pratiques professionnelles allaient tellement à l’encontre des valeurs affichées de l’association) mais elle a fini par l’accepter ; sa détermination n’en a été que plus ferme et résolue, d’autant que les positions des tribunaux l’y incitaient fortement.

 

5. Les responsabilités de l’employeur, du DRH, des managers et des salariés peuvent être engagées en cas de harcèlement moral au travail

La jurisprudence en la matière est claire : en cas de conflit important entre un responsable hiérarchique et un collaborateur, un employeur qui n’aurait entrepris aucune enquête sérieuse sur un potentiel harcèlement et laissé la situation se dégrader en dépit des signalements de la médecine du travail, du CHSCT (CSE au 1er janvier 2020 au plus tard) et des syndicats se verrait être reconnu comme ayant manqué à son obligation de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité du salarié victime de harcèlement (Cass. Soc. 9-07-2014 n°13-16.797). Cette obligation de résultat est donc non négociable : le simple constat qu’un dommage est survenu (et donc que le résultat n’a pas été atteint) suffit à engager sa responsabilité, quand bien même cet employeur n’aurait commis aucune faute et ce malgré les mesures qu’il a prise ultérieurement pour faire cesser la situation sans y parvenir.

 

Toutefois, un arrêt du 1er juin 2016 de la Cour de Cassation (Cass. soc., 01-06-2016, n° 14-19.702) admet clairement que l’employeur puisse ne pas voir sa responsabilité engagée de façon systématique en cas de harcèlement moral dans l’entreprise, sous réserve du respect de conditions difficiles à réunir. Il appartient en effet à l’employeur de justifier :

  • D’une part qu’il a pris, en aval, toutes les mesures immédiates propres à faire cesser le harcèlement moral et qu’il l’a effectivement fait cesser ;
  • D’autre part qu’il a mis en place, en amont, une politique de prévention de qualité selon ce qui est prévu par les articles L 4121-1 et L 4121-2 du Code du travail.

 

C’est sans doute cette dernière condition de l’existence de mesures préventives, bien plus que les mesures correctives, qui posera le plus de difficulté aux employeurs pour que leur responsabilité ne soit pas engagée. Cet arrêt a en effet reconnu le harcèlement moral bien que l’employeur :

  • avait introduit dans son règlement intérieur une procédure d’alerte en matière de harcèlement moral qu’il avait mis en œuvre pour y mettre fin.
  • avait diligenté une enquête interne sur la réalité des faits dès qu’il avait eu connaissance du conflit personnel du salarié avec son supérieur hiérarchique
  • et avait mis en œuvre une réunion de médiation avec le médecin du travail, le directeur des ressources humaines et trois membres du CHSCT, ce qui avait ensuite abouti à une mission de médiation de trois mois entre les salariés concernés et le DRH.

 

Ainsi, ces mesures n’ayant pas été jugées suffisantes par la Cour (l’absence de mise en œuvre des actions de formation et d’information propres à prévenir la survenance de harcèlement moral ayant été relevée au regard de l’article L 4121-1 du Code du travail), les entreprises devraient depuis cet arrêt :

  • non pas seulement agir a posteriori d’un cas de signalement d’un comportement de harcèlement moral en prenant des mesures immédiates
  • mais aussi agir a priori en développant les actions préventives de formation et d’information du personnel – et notamment de l’encadrement – pour les sensibiliser au harcèlement moral et à reconsidérer plus globalement mais aussi très concrètement l’organisation de travail, les conditions de travail et les relations sociales en vigueur dans l’entreprise.

 

En clair, depuis cet arrêt, ce sont toutes les pratiques managériales qui doivent être analysées avec ce prisme de ce qu’est et n’est pas le harcèlement moral. Reconnaissons toutefois que ce n’est pas des plus aisés pour des non-spécialistes du sujet.

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En outre, depuis un arrêt de la Cour de Cassation du 8 mars 2017, cette responsabilité de l’employeur pèse également sur tout responsable des ressources humaines (RRH) qui a connaissance d’un harcèlement moral mais est resté silencieux ou inactif : en cautionnant ses pratiques et en ne mettant aucune mesure en place pour faire cesser le comportement fautif du harceleur, quand bien même il s’agisse du directeur de son établissement (en l’occurrence, il s’agissait d’un magasin d’une enseigne connue de la grande distribution), la Cour admet que le licenciement pour faute de ce RRH est justifié, justement parce qu’il avait une mission particulière d’expertise en matière d’évaluation et de management des hommes et des équipes. (Cass. Soc., 8-03-2017, n° 15–24.406).

 

Un autre arrêt de la même Cour de Cassation lui aussi en date du 8 mars 2017 s’est prononcé sur la responsabilité qui pèse également sur tout manager et au-delà sur l’ensemble du personnel (cf. alinéa 1 de l’article L. 4122-1 du Code du travail): un salarié investi d’un certain pouvoir de direction, c’est-à-dire tout manager, est tenu de réagir lorsqu’il constate des situations d’abus d’autorité, que cela concerne ou non ses propres équipes, et de faire également remonter des comportements inacceptables qui sont le fait d’un supérieur hiérarchique. C’est du moins ce que s’est vu reproché le contrôleur de gestion dans le même magasin de grande distribution cité auparavant lorsque les faits de harcèlement moral ont été rendus publics et que sa passivité face aux pratiques de son directeur était reconnue (Cass. Soc. 8-03-2017, n°15-23.503).

 

 

Le temps de la conclusion étant venu, ce qu’il faut retenir de l’analyse de toutes ces jurisprudences est à mon sens qu’une situation de harcèlement moral peut très vite s’installer dans un cadre professionnel. En outre, opter pour la politique de l’autruche, que l’on soit dirigeant, expert RH, manager ou collaborateur est la pire des solutions d’un point de vue individuel, collectif, organisationnel, managérial et légal ! Enfin une action judiciaire de réparation peut exister tant au niveau civil que pénal et concerner aussi bien l’auteur du harcèlement que l’employeur ou son (ses) représentant(s).

Les questions qui se posent alors sont de savoir pourquoi ces situations sont si fréquentes et si les profils de harceleurs sont-ils finalement si courants. En reprenant les éléments de présentation de l’article n°1 de cette série et en gardant à l’esprit que les harceleurs moraux au travail sont souvent mus par un ensemble de sentiments inavouables dixit M.F. Hirigoyen (in Malaise dans le travail. Harcèlement moral : démêler le vrai du faux, La Découverte, 2001, pp.30-41) : le refus de l’altérité ; l’envie, la jalousie, la rivalité ; la peur et l’inavouable (dont la malhonnêteté fait partie), les « candidats » potentiels au rôle d’harceleur sont probablement assez fréquents.

Pour ma part, je reconnais que ces personnes existent bel et bien mais mon expérience m’a montré que si tout individu au travail peut adopter des comportements de harcèlement parfois sans même en avoir conscience (ce que la Cour de Cassation a reconnu dès 2009 rappelons-le), il n’est pas « automatiquement » qualifiable de « pervers narcissique » comme le définissent souvent les victimes depuis que ce terme est si connu. Il y a bien d’autres profils concernés et le savoir est nécessaire pour que les réponses apportées le prennent en compte dans les solutions élaborées. Tous ces éléments seront néanmoins abordés dans l’article n°3 de cette série qui sera publié prochainement.

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