Quand l’intelligence émotionnelle au travail engendre des risques psychosociaux : que faire ?

La santé mentale des salariés français s’est considérablement dégradée après plusieurs mois de crise sanitaire due au Coronavirus. Un récent sondage souligne même que la moitié des salariés se trouve actuellement en détresse psychologique et présente des symptômes de dépression et d’épuisement. Les managers sont en première ligne pour gérer ces situations dramatiques. De nombreuses réponses organisationnelles peuvent être mises en place pour les salariés concernés mais que préconiser pour les managers eux-mêmes ?

Une première réponse est de leur conseiller de mettre à profit leur intelligence émotionnelle. La promotion de cette notion n’est plus à faire auprès de la population managériale et directoriale, cela semble donc judicieux. Pourtant dans certaines circonstances, cette intelligence émotionnelle peut engendrer des risques psychosociaux. Dès lors inciter ces mêmes responsables à la compassion au travail est une piste davantage profitable tant ses bienfaits au travail pour les managers, les collaborateurs et les organisations sont nombreux. Eclaircir ce positionnement singulier concernant l’intelligence émotionnelle et démystifier la notion de compassion seront donc l’objet de cet article.

En préambule de cette réflexion, je tiens à préciser que j’ai moi-même un positionnement favorable envers l’intelligence émotionnelle car je sais combien elle peut contribuer à la qualité de vie au travail et à la performance individuelle, collective et organisationnelle (cf. mes précédents articles à ce sujet). Il n’est donc pas question de prôner l’inverse de ce que j’ai déjà pu écrire. Néanmoins, force est de constater que la crise de la Covid-19 laisse apparaître sur la durée de nombreuses failles chez des managers… souvent ceux-là même qui sont par ailleurs déjà convaincus des bienfaits de l’intelligence émotionnelle. Par conséquent, quelle réponse apporter à cet apparent paradoxe : ce sont ceux qui ont une intelligence émotionnelle développée qui souffrent le plus en période de pandémie ? Mon activité de consultant-chercheur me permet d’y répondre mais cela suppose au préalable que certains fondements théoriques soient rappelés.

Les managers, une population qui n’en peut plus ?

Le second confinement de la fin 2020 puis la mise en place du couvre-feu ont donné une impression de redite : conditions de travail bouleversées, télétravail forcé, surcharge de travail accentuée, stress et risques psychosociaux accrus, inquiétudes croissantes par rapport au risque de chômage… Les managers sont donc très sollicités du fait de la Covid-19 par leurs collègues et les organisations pour y apporter des solutions.

Certes, l’aménagement des règles sanitaires vers un mode hybride de travail (télétravail / travail en  présentiel  un jour par semaine) a donné un peu de répit aux managers mais l’apparition de nouveaux variants de la Covid-19 (en provenance du Royaume-Uni, de l’Afrique du Sud, du Japon, du Brésil, etc.) laisse cependant craindre à un nouveau confinement à plus ou moins court terme. Il va donc falloir davantage répondre aux situations de souffrance au travail de chacun.

Pourtant, les salariés et leurs managers sont déjà pour beaucoup « au bout du rouleau ». Le monde du travail (tout comme le milieu universitaire d’ailleurs) semble donc exsangue et laminé par la crise sanitaire et économique sans précédent que nous traversons. Tel est le sombre constat dressé par le 4ème baromètre de la santé psychologique des salariés français en période de crise, réalisé fin octobre 2020 par OpinionWay pour le cabinet Empreinte Humaine (base de 2004 répondants).

Concrètement, ce sont désormais 49% des salariés français qui sont en détresse psychologique (un chiffre en augmentation de 7% depuis mai 2020, date du précédent Baromètre). Parmi ceux-ci, 35% sont en état d’épuisement émotionnel avéré et 1 million de personnes sont en burn-out sévère.

La situation est néanmoins encore plus difficile pour les managers : ils sont deux fois plus à risquer un burnout que les non-managers. Leur santé psychologique se dégrade d’ailleurs davantage : ils sont 58% à être concernés (+ 10 points par rapport au précédent Baromètre) dont 25% en détresse psychologique élevée (+ 4 points). Ce constat alarmant ne s’arrête pourtant pas là. Il est même plus inquiétant au fur et à mesure que l’on monte dans la hiérarchie : la détresse psychologique concerne 72% des managers de managers (+ 6 points par rapport au précédent baromètre de mai 2020). Comment cela peut-il s’expliquer ? Leur trop grande intelligence émotionnelle semble pouvoir être un facteur explicatif si l’on se réfère à des travaux universitaires.

La détresse psychologique croissante des managers et des dirigeants due à leur grande intelligence émotionnelle ?

Considérer que l’intelligence émotionnelle puisse engendrer de la souffrance au travail peut apparaître comme une provocation. En effet, la conjoncture économique dégradée, le manque de visibilité stratégique, le télétravail forcé et le management à distance qui en découle, les risques psychosociaux généralisés… sont autant de facteurs contribuant à la détresse psychologique des managers et des dirigeants. Pourtant certains travaux en neurosciences sont formels : l’intelligence émotionnelle tant promue y contribue également. Quel paradoxe ! Comment est-ce possible ? C’est ce que nous allons voir après ces quelques rappels théoriques.

Si le concept d’intelligence émotionnelle est tant valorisé dans les organisations, c’est que ses bienfaits ne sont pas feints. Selon D. Goleman, cela ne fait aucun doute : c’est parce qu’un individu aura développé sa compétence à réguler les émotions (les siennes, celles des autres) qu’il pourra ainsi améliorer son bien-être au travail et celui de ses semblables mais également les performances personnelles et organisationnelles. (Cf. D. Goleman D. (2014), L’Intelligence émotionnelle, J’ai lu). En outre, l’intelligence émotionnelle est une aide précieuse pour faire face aux situations des plus complexes (cf. mon article « Le leadership émotionnel, gage de performance et de qualité de vie au travail ? »).

A quoi cela est-ce dû ? La réponse tient notamment à sa définition. P. Salovey et J.D. Mayer considèrent que

L’intelligence émotionnelle est « une forme d’intelligence sociale qui implique la capacité d’identifier non seulement ses propres émotions (ou sentiments) mais aussi celles des autres individus, ainsi que la capacité à discriminer les différentes émotions et à les utiliser pour orienter les pensées et les actions ». cf. P. Salovey & J.D. Mayer (1990, « Emotional Intelligence », Imagination, Cognition and Personality, vol 9, issue 3, pp. 185–211).

Dès lors, en période de forte instabilité économique et sociale comme celle que suppose la Covid-19, il n’est pas étonnant que l’intelligence émotionnelle de chacun, à plus forte raison celle des managers, soit fortement sollicitée dans ses différentes composantes rappelées par le psychologue P. Salovey :

  • Développer la conscience de soi : il s’agit d’avoir une meilleure connaissance de soi mais également de ses émotions, de pouvoir les identifier, les reconnaître et les utiliser pour prendre les décisions.
  • Gagner en maîtrise de soi : cela consiste à maîtriser ses émotions et impulsions, sans se laisser envahir par ses émotions afin de s’adapter à l’évolution de la situation.
  • S’automotiver pour être dans un état d’esprit positif : il s’agit d’être capable de remettre à plus tard la satisfaction de ses désirs et de réprimer ses pulsions, ce qui est la base de tout accomplissement, que ce soit en termes de productivité ou d’efficacité.
  • Développer la conscience sociale : l’empathie étant la capacité à percevoir, à comprendre les émotions, les besoins et les points de vue des autres, et à y réagir, cette dimension permet la facilité des relations.
  • Gérer les relations humaines : savoir gérer les émotions des autres c’est savoir entretenir de bonnes relations avec eux mais également savoir les inspirer et les influencer éthiquement.

Néanmoins la crise de la Covid-19 nous incite chacun par sa durée à remettre en question les bienfaits de l’intelligence émotionnelle pratiquée régulièrement : être très conscient de ses émotions extrêmes et de celles de ses collaborateurs, être toujours en grande maîtrise de soi-même et garder un état d’esprit positif sur la durée, avoir une conscience sociale très développée et pratiquer une gestion des relations humaines exemplaire rendue plus difficile du fait du télétravail est en effet épuisant sur la durée. Autrement dit, l’empathie devient un handicap en cas de pandémie. Que faut-il donc préconiser ? Les chercheurs en psychologie et neurosciences sont clairs : la compassion !

En période de pandémie, l’empathie, non ! La compassion, oui ?

Proche de l’empathie, la compassion est également une réponse à la souffrance, que cela concerne Autrui ou soi-même. La compassion permet en effet de ne pas sombrer dans le burnout (cf. mon précédent article). Elle se distingue néanmoins de l’empathie et donc de l’intelligence émotionnelle dans la mesure où selon Olga Klimecki, chercheuse en psychologie et neuroscience à l’Université de Genève (Centre Suisse des Sciences Affectives) et coordonnatrice du réseau scientifique « Understanding Others » ,

  • l’empathie fonctionne comme un simple miroir des émotions d’autrui puisqu’il s’agit d’une « capacité de s’identifier à autrui, de ressentir ce qu’il ressent».
  • la compassion implique pour sa part un sentiment de bienveillance, avec la volonté d’aider la personne qui souffre.

Cette notion de compassion, souvent perçue exclusivement comme étant religieuse (le bouddhisme comme le christianisme, le judaïsme et l’islam la considèrent comme une valeur essentielle), est en fait bien plus spirituelle et inhérente à la nature humaine qu’on ne le suppose généralement. Elle renvoie aussi à la notion de bienveillance, la « vraie »,  par opposition à son ersatz qui engendre de nombreux risques psychosociaux (cf. à ce sujet mon précédent article : « Quand la bienveillance au travail engendre des risques psychosociaux : que faire ? ou ma masterclass pour PeopleDoc : Quand la fausse bienveillance au travail mène au burnout et autres RPS).


Cette distinction entre l’empathie et la compassion est donc essentielle
car selon cette universitaire spécialiste des neurosciences, ces deux sentiments, qui sont les deux réactions émotionnelles possible face à la souffrance, n’ont pas la même valeur :

  • Le fait d’être trop empathique vis-à-vis de la détresse d’autrui peut en effet conduire à un repli sur soi et à des réactions similaires à un «burn-out» : c’est ce qu’on appelle la fatigue empathique, qui peut aussi engendrer une détresse empathique car le partage intense de la souffrance d’un autre conduit à une contagion des effets négatifs.
  • La compassion, quant à elle, est une émotion pour autrui, vécue comme une expérience positive qui ouvre vers une motivation pour venir en aide mais c’est aussi en fait la seule manière de se protéger des émotions négatives induites par l’empathie.

Ainsi, le passage de l’empathie à la compassion est utile pour que les gens soient capables de distinguer un état empathique d’un état compassionnel et ne soient pas victimes de leur façon de réagir à la souffrance. En période de pandémie cette précision est essentielle !

Autrement dit, les façons de réagir face à une émotion négative ne sont pas figées une fois pour toutes et ne sont pas non plus une fatalité : face à des souffrances, il est possible de favoriser le développement d’une compassion. La pratique de la méditation et un entraînement à la compassion, favorisent des émotions positives de compassion et disons-le la résilience, plutôt que des émotions négatives de détresse empathique : c’est ce que prouvent les différents travaux d’Olga Klimecki.

Le temps de la conclusion étant venu, je souhaite partager cette conviction : certes, la crise de la Covid-19 est un révélateur des fragilités de chacun, qu’il s’agisse des individus, des groupes, des organisations et même des institutions et de la société : les sondages quotidiens montrent d’ailleurs combien la situation est alarmante. Mais cette pandémie peut également être l’occasion pour chacune des parties concernées de se révéler à elle-même et d’être résiliente. Les managers et les dirigeants sont et seront donc concernés au premier chef. 

Bien évidemment, des réponses organisationnelles devront être apportées à cet effet : les pratiques managériales devront être revues, corrigées voire même profondément remaniées, ne serait-ce que parce que un mode de fonctionnement hybride, c’est-à-dire mélangeant du travail effectué en présentiel et à distance, le rend nécessaire (je le sais d’autant plus que cette problématique est celle bien connue du management des commerciaux B to B qui ont fait l’objet de ma thèse de doctorat au début des années 2000).

Néanmoins, cela nécessitera aussi qu’une remise en cause des principes de leadership actuels puisse exister dans les organisations : autrement dit, au-delà des leaderships transactionnel et transformationnel, il va falloir aussi accepter que le leadership émotionnel puisse évoluer vers un peu plus de compassion : le temps du leadership spirituel est donc venu (cf. mes articles à ce sujet par ce lien). Faisant partie d’un collectif de chercheurs et de praticiens francophones travaillant sur ces sujets depuis des années, j’aurai aussi prochainement l’occasion de présenter un ouvrage et des initiatives à ce sujet…

4 commentaires sur “Quand l’intelligence émotionnelle au travail engendre des risques psychosociaux : que faire ?

  1. Depuis d’assez nombreuses années je suis vos articles et votre blog avec intérêt et souvent plaisir.

    Ce dernier particulièrement contribue à la maturation de mes idées concernant mon doctorat en cours depuis plus de 2 ans que j’ai présenté au congrès de psychologie positive à Metz en mai 2019 dont le sujet est la Prévention Primaire Positive des RPS du personnel soignant. L’actualité me rejoint !
    Pourtant cet article me turlupine un brin par son insistance à favoriser la bienveillance mot qui me cause un souci de cohérence humanologique d’égalité. En effet je lui attribue une connotation subjective de différentiation TOP DOWN de niveau. A l’inverse le petit modèle de management empathique récemment élaboré suite à mes lectures tournant autour des théories de la (les) reconnaissance(s) a une dynamique BOTTOM UP en apportant plus de capabilités ( Sen 2000) par la (les) reconnaissance(s) . Impossible à montrer ici il est disponible par guyfinne@live.be
    Cela semble à mon sens autant si pas plus adéquat que la bienveillance en impliquant plus d’égaliberté du concept de Balibar qui lie égalité et liberté, avec une priorité donnée à la liberté.
    Les deux sont étroitement liées et les théories qui pensent l’une sans penser l’autre sont aussi peu émancipatrices les unes que les autres. ( Balibar 2010 )
    Balibar, É. (2010). La proposition de l’égaliberté: Presses Universitaires de France.

    J’en parle avec mon promoteur U Lg. Ce 11/2, vos commentaires me sont précieux !
    Très cordialement.

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    • Je vous remercie pour cette réflexion qui alimente la mienne (et merci pour les références). A vrai dire, le concept de bienveillance tel que je le conçois ne contient pas de connotation subjective de différenciation Top Down, même si je reconnais que c’est une qualité essentielle pour les managers. Je vous rejoins sur l’importance de la reconnaissance, de la liberté et de l’égalité que suppose le « bene volens » (et non la condescendance, j’en conviens). Vous rencontrez prochainement votre promoteur de l’ULG. Je suis donc curieuse de connaître l’avis de votre directeur de thèse belge sur votre positionnement. Au plaisir.

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    • Bonjour,
      Je suis désolée de prendre connaissance de votre commentaire précédent uniquement par cette dernière intervention. Votre commentaire d’il y a 7 jours a été classé automatiquement par wordpress parmi les 79 commentaires indésirables (des spams) reçus ces 16 derniers jours: seule une recherche manuelle de ma part pouvait le faire réapparaître. Ce désagrément a donc été corrigé grâce à votre alerte. Je vous en remercie donc sincèrement.

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