L’entreprise libérée… de ses managers et des risques psychosociaux?

 

L’entreprise libérée est un modèle très séduisant (pour preuve les nombreux articles publiés) prônant une organisation fondée notamment sur un nouveau système de gouvernance : l’holacratie. En clair, cette entreprise libérée fait le choix de remplacer le modèle décisionnaire allant du sommet vers la base par une organisation divisée en groupes de travail attribuant un rôle à chacun, une organisation où règnent les prises de parole de tous et où le leader est amovible car élu. L’idée fondamentale de ce système de gouvernance est de laisser plus d’autonomie aux salariés en les intégrant au processus décisionnaire. Comment ne pas adhérer à ce principe très séduisant qui revient régulièrement dans la littérature managériale ? D’ailleurs, de grands groupes comme des TPE annoncent régulièrement s’être libérés du carcan hiérarchique par cette décentralisation de la hiérarchie, les anciens chefs étant devenus des animateurs (ils ne dirigent plus mais ont un rôle d’expert dans leur domaine). Zappos est l’une de ces entreprises. L’analyse de son actualité est toutefois éclairante.

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Créée en 1999 puis rachetée par Amazon dix ans après, Zappos est une entreprise spécialisée dans la vente en ligne de chaussures et de vêtements. Son chiffre d’affaires actuel est d’environ un milliard de dollars et l’un de ses co-fondateurs toujours en poste, Tony Hsieh, est un fervent adepte de l’holacratie. Dans cette logique, fin 2013, il annonçait la suppression des titres et des fonctions de managers et la mise en place de 400 cercles, des espaces permettant aux 1500 collaborateurs d’assumer plusieurs rôles. Dès le début de l’expérience, les collaborateurs avaient un choix : celui d’accepter ce changement d’organisation ou de partir avec une généreuse prime de départ. Environ 14% des salariés avaient alors choisi de prendre l’argent.

Depuis lors, ce sont 260 personnes soit 18% des employés qui ont quitté la compagnie. Ceux qui sont restés jugeaient le projet excitant tout en y voyant l’opportunité d’être plus autonomes. Mais avec le recul, le flou et les déconvenues règnent. En atteste la dernière vague de départs de 50 salariés. En effet, comme le présente le New York Times, pour nombre d’entre eux la transition n’a pas été facile : à qui rendre compte s’il n’y a pas de chefs ? Quelle sera la compensation au changement ? Parmi les derniers partis au sein de l’équipe technique, la plupart sont des managers, ceux restants étant les salariés les plus opérationnels. Certes « Zappos ne risque pas de fermer boutique mais les derniers départs sont un nouveau coup porté à l’holacratie et à la vision de M. Hsieh d’une société harmonieuse et autogérée. Un point de vue que Zappos n’a pas souhaité commenter», analyse le journal américain. De quoi relancer le débat sur l’holacratie mais également sur le vécu de l’encadrement intermédiaire et des salariés restants.

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Comme nous l’avons en effet déjà présenté dans un précédent billet, cette réduction drastique du management intermédiaire (sans oublier celle des fonctions support) que suppose l’entreprise libérée engendre une organisation plus floue mais également la sous-estimation des difficultés et des besoins de transition, notamment en termes de compétences et surtout les risques d’isolement des collaborateurs conduits par ailleurs à se surinvestir du fait même de cet effondrement de la pyramide organisationnelle.

Outre le stress, cela peut engendrer différents risques psychosociaux pour les salariés engagés dans ce nouveau système de gouvernance. Or les premières définitions de certaines perturbations psycho-socio-organisationnelles (dont la mise en lumière est récente mais la connaissance plus ancienne) apportent des éclairages intéressants sur les conséquences qu’engendre l’entreprise libérée. Par exemple, rappelons-nous la définition d’Herbert Freudenberger déjà élaborée en 1980 concernant le burnout: « Un état de fatigue, de dépression et de frustration survenant lorsque le dévouement à une cause, un mode de vie, ou une relation échoue à produire les récompenses attendues, et qui conduit en fin de compte à diminuer l’implication et l’accomplissement au travail ». Cette définition est loin d’être unique mais elle a le mérite de rappeler l’essentiel et de renvoyer aux conséquences que subit l’entreprise Zappos. De la même façon Wayne Edward Oates alertait dès 1971 sur le  « workaholism », ce néologisme étant construit pour traduire la conduite addictive, de dépendance, envers le travail.  En 2004 Dana Castro définissait cette addiction au travail comme étant « la relation pathologique d’une personne à l’égard de son travail, qui tend à lui consacrer toujours plus de temps et d’énergie ». Pour parler d’addiction au travail, rappelons cependant que le phénomène doit être durable et persister malgré les conséquences négatives sur la personne en termes de santé, de vie sociale et familiale… Or l’entreprise libérée favorise une organisation floue où les rôles sont multiples et les managers transformés en animateurs exemptés de fonction hiérarchique et de régulation sociale. Comment alors ne pas tomber dans ce comportement pathologique?

En conclusion, les principes de l’entreprise libérée justifient l’intérêt des managers et des dirigeants pour ce concept séduisant mais ils méritent également leurs analyses critiques, que ce soit en terme de management de la santé au travail ou tout simplement de déstabilisation organisationnelle notamment due à la forte rotation du personnel compétent qu’elle engendre (rappelons que c’est l’un des indicateurs pertinents en terme de santé au travail).

3 commentaires sur “L’entreprise libérée… de ses managers et des risques psychosociaux?

  1. […] Le concept d’entreprise libérée est très séduisant parce qu’il s’appuie sur les besoins fondamentaux et légitimes de chacun comme celui de l’écoute (notamment celle des dirigeants), l’appropriation de la vision et du projet de l’entreprise par les collaborateurs, l’autonomie et de la responsabilisation de chacun, etc. En cela il rejoint fortement la logique de digitalisation d’une entreprise. L’entreprise libérée induit cependant également la dangereuse illusion du dé-management (Martin Richer, livre blanc sur l’entreprise libérée, 2016, pp. 100-104) autrement dit la raréfaction programmée des managers et des fonctions support sans oublier une recrudescence probable des risques psychosociaux. […]

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  2. […] les sujets sans a priori. Par exemple, en prenant du recul sur les nouvelles modes managériales : faut-il par exemple succomber à l’entreprise libérée pour éviter les risques psychosociaux? Faut-il s’emparer des questions de bonheur en entreprise pour éviter les « pétages de […]

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