La fatigue et la détresse spirituelles, ces nouveaux maux qui plombent votre qualité de vie au travail

 

Qui n’a pas déjà entendu parler de burnout, de bore-out, de violence au travail et même de brown-out ? L’excès de pression, d’ennui ou d’absence de sens au travail sont en effet de plus en plus traités dans les journaux et reconnus dans les environnements professionnels et personnels de chacun. Deux autres maux au travail sont tout aussi fréquents et pourtant peu souvent nommés : il s’agit de la fatigue spirituelle et de la détresse spirituelle. Ce billet va donc les présenter, partant du principe que connaître et nommer ce qui fait souffrir, c’est déjà le début de la prise de conscience et le meilleur chemin vers une résilience, qu’elle soit d’ailleurs spirituelle ou non.

 

Traiter du sujet de la spiritualité en management peut paraître osé voire inapproprié pour certains dirigeants et managers, surtout dans un pays où la laïcité est autant revendiquée. Et pourtant d’un point de vue scientifique et opérationnel, c’est aussi important et nécessaire que traiter des questions de la satisfaction ou du bien-être au travail. Cette thématique du leadership spirituel est d’ailleurs une tendance de recherche en management très connue dans le monde anglo-saxon depuis une vingtaine d’années. Son appropriation par les chercheurs francophones est bien plus timide, bien que l’Association francophone de Gestion des Ressources Humaines (AGRH) ait décidé de rassembler les chercheurs sensibles à cette thématique dès janvier 2016. Membre de cette association académique depuis 2004 et de ce groupe de recherche thématique (GRT) depuis sa création en 2016, j’ai déjà eu l’occasion d’écrire des billets dans ce blog sur ces questions du leadership spirituel en l’abordant au travers des notions de bienveillance managériale, d’authenticité en management ou de sagesse au travail. Je souhaite donc aujourd’hui aller un peu plus loin en présentant ces nouveaux risques au travail que sont la fatigue spirituelle et la détresse spirituelle.

 

Le 22/03/2018, le groupe de recherche thématique (GRT) « Management et Spiritualité » de l’AGRH se réunissait lors de sa 1ère journée de recherche officielle organisée par l’Université Paris 2 Panthéon –Assas, son laboratoire de recherche en sciences de gestion le LARGEPA et sa Grande École Universitaire des Métiers RH – le CIFFOP –  sur le thème «Quels temps et place de la spiritualité en gestion ? ». Ayant participé et contribué à cette journée de recherche au travers du symposium de clôture, je souhaite reprendre ici quelques éléments de ma réflexion présentés aux chercheurs francophones venant de différents pays ainsi qu’aux chefs d’entreprises et dirigeants impliqués dans ce courant novateur des sciences de gestion.

Oser la spiritualité en tant que dirigeant

 

Avant de présenter ces nouveaux maux du travail qui ont des conséquences sur la qualité de vie au travail de chacun, il me faut lever certaines ambiguïtés conceptuelles sur ce que signifie la spiritualité au travail.

Tout d’abord, il faut savoir que la spiritualité et la religiosité doivent être différenciées. En effet, la spiritualité renvoie à la quête de sens de sa vie que chacun peut ressentir notamment au regard de son travail qui lui permet (ou non) se s’épanouir et de se réaliser. Ainsi,

« La quête spirituelle constitue un processus dynamique par lequel les personnes cherchent à découvrir leurs potentiels, leur finalité ultime, leurs relations personnelles avec quelque chose de plus grand qui peut ou peut ne pas être Dieu ». Catherine Voynnet-Fourboul, Diriger avec son âme. Leadership et spiritualité, Editions EMS, 2014, p. 36.

La religiosité caractérise quant à elle l’engagement d’une personne à l’égard d’une religion. Cela suppose alors qu’elle se soit approprié ses enseignements de manière à les mettre en pratique et de façon à ce que ses comportements et attitudes individuelles en soient également le reflet.

 

En clair, selon des travaux anglo-saxons de Ian I. Mitroff (Professeur à la Marshall School of Business, Université de Californie du Sud), et d’Elizabeth A. Denton (consultante en organisation), on peut :

  • Etre non spirituel et non religieux : les croyances et les valeurs universelles des personnes dans ce cas de figure (laïques, athées ou agnostiques) ne dépendent pas d’une religion ou d’une spiritualité.
  • Etre non spirituel et religieux: la religion est ici vécue comme un héritage familial qui est pratiqué et la religion se trouve à l’origine des croyances et valeurs universelles. Par contre la quête spirituelle n’est pas présente.
  • Etre spirituel et non religieux. Cela renvoie à une pratique mystique qui domine par conséquent toute religion et fonde ainsi les croyances et valeurs universelles.
  • Etre spirituel et religieux: dans ce cas, la spiritualité est vécue en groupe et la spiritualité et la religion, qui sont synonymes et indissociables, sont à l’origine des croyances et des valeurs universelles  de chacun.

 

Mon propos n’est donc pas de me référer à l’engagement religieux ou non de chacun, c’est-à-dire à sa religiosité, mais plutôt à la spiritualité vécue au travail de chacun. Pourquoi un tel intérêt ? Ma réponse est double.

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D’une part, à la suite des travaux de Louis W « Jody » Fry (Professeur à  l’université du Texas) qui est associé avec Eleftheria (Ella) Egel au sein de l’lnstitut International pour le Leadership Spirituel (elle en est la Présidente tout en enseignant par ailleurs à l’Université Internationale de Monaco), je suis convaincue qu’il existe une influence très positive du leadership spirituel sur la qualité de vie au travail, l’engagement, la productivité et la croissance des ventes. (Pour le démontrer, Fry a mené plus d’une centaine de recherches dans des organisations très variées et de tailles très différentes : des écoles et organisations militaires mais aussi des organisations publiques et sociales sans oublier bien entendu des entreprises privées). Dès 2005, Fry a également précisé que l’éthique, la psychologie positive mais aussi le leadership spirituel développent un consensus sur les valeurs, les attitudes et les comportements nécessaires à la santé et au bien-être de chacun. Il ose d’ailleurs même envisager que les personnes qui pratiquent le leadership spirituel au niveau personnel obtiendront une note élevée en termes de joie de vivre, de paix et de sérénité. Quelles belles perspectives !

 

D’autre part, je pense nécessaire de considérer cette notion de spiritualité au travail parce qu’elle remet au centre des préoccupations managériales la notion de sens DU et AU travail dans la mesure où

la spiritualité au travail peut être définie comme étant « la reconnaissance que les employés ont une vie intérieure qui nourrit, et est nourrie par le travail significatif qui prend place dans un contexte de communauté ». (cf. Ashmos D. P., & Duchon D. (2000), Spirituality at work : A conceptualization and measure. Journal of Management Inquiry, 9(2), p. 137).

Or, la plupart du temps les réponses apportées en entreprises sur les questions de la qualité de vie au travail s’intéressent avant tout à la dimension du sens du travail.

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Certes la quête du sens du travail est une dimension essentielle du management, surtout à une époque où les frontières entre la vie professionnelle et personnelle s’estompent fortement (mes billets sur l’addiction au travail ou la Loi dite de Metcalfe  s’intéressaient par exemple à certaines de ces dimensions) , d’autant plus que les nouveaux espaces de travail le facilitent.  (Je renvoie le lecteur à mes billets sur ces espaces de travail par ce lien).

 

Pourtant répondre à la quête de sens que chacun vit, notamment au travail, est encore plus essentiel à mon sens à deux niveaux : parce que cela crée une nouvelle forme de fatigue, ou pire, une nouvelle forme de détresse, qui peuvent être toutes les deux qualifiées de spirituelles.

 

Selon Yvan Barel et Sandrine Frémeaux (in « Fatigue spirituelle au travail », Dictionnaire de la fatigue. Librairie Droz, 2016, pp. 337-346), la fatigue spirituelle est liée à un manque de sens et s’il est évident qu’une fatigue survient quand il y a un excès de travail, de soucis, etc. (elle est ainsi quantitative), elle survient également quand le manque est trop important (dans ce cas elle est qualitative).

A leur suite, il est alors possible de considérer le burnout comme étant la maladie du « trop » (de travail, de compétition, d’exigences financières, d’objectifs irréalisables, etc.) mais pourquoi pas aussi celle du manque, autrement dit du « trop » de vide de sens.

Plus précisément, selon ces auteurs, la fatigue spirituelle au travail survient lorsqu’il n’est plus possible pour l’homme d’éprouver ce qu’il est véritablement, au plus profond de lui-même, que ce soit parce qu’il renonce à donner du sens à ce travail ou parce qu’il lui donne un sens illusoire.

Cette façon de voir est très pertinente au regard de tous les témoignages que j’ai pu recevoir par des personnes éprouvant une crise de vie majeure ou ayant connu l’épreuve du burnout ou même celle de la reprise du travail après un cancer.

Pourtant, point n’est besoin de connaître ces situations dramatiques pour se rendre compte de la vacuité d’une situation professionnelle :

  • Qui n’a pas déjà rêvé à d’autres horizons professionnels quand le train-train quotidien au travail semble si terne ?
  • Qui n’a pas déjà rencontré un ancien collègue qui lui raconte son changement de vie radical (par exemple un déménagement dans un petit village de province) après avoir pris conscience que ce travail de l’époque si convoité, fort rémunérateur et réalisé pendant tant d’années au cœur du quartier des affaires de la capitale ne lui apportait plus ce qui était attendu ?
  • Comment ne pas s’interroger quand vous voyez maintenant cette amie perdue de vue si épanouie à réaliser des bouquets de fleurs quand elle était si triste et si stressée du temps où vous la connaissiez avocate ?

Si vous n’avez jamais été directement concerné par de tels questionnements, les journaux et les réseaux sociaux ont cependant déjà dû vous alerter car les articles relatant de telles situations sont fréquents.

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Il est cependant des cas où la fatigue spirituelle devient trop forte et ouvre la voie à une réelle détresse spirituelle, celle qui intervient dès que les quatre sources spirituelles du sens au travail mises en évidence par Marjolein Lips-Wiersma (Professeur à L’Université de technologie d’Auckland)  ne sont pas présentes, à savoir :

  • le développement de soi: ce qui implique un développement moral, une croissance personnelle et la capacité à rester vrai
  • l’unité avec les autres: cela se réfère à la capacité de travailler ensemble, d’avoir un sentiment d’appartenance et de partager des valeurs
  • le service aux autres: cela renvoie à l’action réalisée en faveur des autres
  • et l’expression de soi: sont ici considérés la création, l’accomplissement de soi et l’influence sur les autres afin de répondre aux besoins de l’humanité.

 

Mes activités de conseil m’ont souvent permis de constater que ces quatre dimensions sont souvent affectées dans des situations professionnelles où

  • la qualité de vie au travail est dégradée
  • et/ou les pratiques managériales développées (voire encouragées, hélas !) sont toxiques.

Combien de fois ai-je en effet pu constater que les pratiques managériales nocives non combattues engendraient de profonds troubles, voire des burnouts, la plupart du temps d’ailleurs chez les managers intermédiaires, qui se retrouvaient à devoir donner du sens au travail de leurs collaborateurs quand ils n’en trouvaient plus pour eux-mêmes…

Répondre à cette quête de sens devient alors encore plus nécessaire, ce qui suppose cependant une montée en compétences managériales, faute d’un développement spirituel (au travail). Pourquoi une telle nécessité ? Parce que depuis les travaux d’A.H. Maslow dans les années 1960 sur la pyramide des besoins, il est reconnu que chaque individu a différents besoins à satisfaire, allant des besoins physiologiques aux besoins de sens et de réalisation de soi (cf. l’accomplissement intellectuel, émotionnel et spirituel). Or le travail répond justement à ce besoin humain de se réaliser en donnant un sens à ce qui est fait et vécu. Les managers se retrouvent alors en première ligne pour y contribuer. D’ailleurs n’est-ce pas le fondement même du management que de donner du sens au travail de chacun ?!

 

Pour conclure, je souhaiterai rappeler une évidence soulignée par  le Professeur J.C. Abric (décédé en 2012, il était également le Directeur du laboratoire de psychologie sociale de l’université de Provence) :  « Il ne suffit pas que l’individu soit engagé dans une pratique pour qu’il la reconnaisse comme sienne et se l’approprie. Encore faut-il qu’elle lui apparaisse comme acceptable par rapport au système de valeurs qui est le sien. » (cf. J.-C. Abric (1994), Pratiques sociales et représentations, Paris, PUF, pp. 219 -220).

Autrement dit, ce n’est pas parce qu’une personne est en responsabilités managériales qu’elle pratique véritablement le management des ressources humaines (c’est d’ailleurs une faiblesse des formations initiales et continues relevée par l’ANACT fin 2017) et c’est d’autant plus criant si c’est le sujet de la qualité de vie au travail qui sert de grille d’analyse.

Intégrer ce thème novateur du leadership spirituel au développement des compétences managériales de chacun peut alors permettre à chacun, individus comme organisations, de monter en compétences managériales par un angle innovant (sans un a priori stigmatisant) et de reprendre de la hauteur sur leurs pratiques managériales favorisant ou non la qualité de vie au travail. Cela permettra également de répondre à la quête de sens au travail qu’un nombre grandissant de dirigeants, managers et collaborateurs vivent de plus en plus, tout en favorisant aussi leur résilience. Cela contribuera enfin à la recherche de productivité toujours renouvelée (pour s’en convaincre, cf. les travaux de Louis W. « Jody » Fry précédemment présentés).

Telles sont mes convictions que je mets en pratique depuis des années et propose également à mes clients. Mais vous-même, qu’en pensez-vous?

8 commentaires sur “La fatigue et la détresse spirituelles, ces nouveaux maux qui plombent votre qualité de vie au travail

  1. […] Si l’on y regarde de plus près, ces auteurs expliquent que lorsqu’il n’est plus possible pour l’homme d’éprouver ce qu’il est véritablement, au plus profond de lui-même, que ce soit parce qu’il renonce à donner du sens à ce travail ou parce qu’il lui donne un sens illusoire, il se retrouve face à une fatigue difficile à surmonter, sauf à retrouver du sens à ce qu’il fait. C’est ce que ces auteurs dénomment la fatigue spirituelle au travail. (Pour une définition plus précise de ce que représente ce nouveau mal qui détériore la qualité de vie au travail de chacun, cf. mon billet écrit à ce sujet). […]

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  2. sous-charger abusivement le salarié, quantitativement et/ou qualitativement (déqualifier son poste), peut etre considéré comme du harcèlement moral qui consiste à isoler le salarié , souvent exprès pour obtenir une démission sans avoir à payer des indemnités de licenciement ! voir : La prévention du harcèlement moral au travail : http://www.officiel-prevention.com/protections-collectives-organisation-ergonomie/psychologie-du-travail/detail_dossier_CHSCT.php?rub=38&ssrub=163&dossid=403

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  3. […] Si l’on y regarde de plus près, ces auteurs expliquent que lorsqu’il n’est plus possible pour l’homme d’éprouver ce qu’il est véritablement, au plus profond de lui-même, que ce soit parce qu’il renonce à donner du sens à ce travail ou parce qu’il lui donne un sens illusoire, il se retrouve face à une fatigue difficile à surmonter, sauf à retrouver du sens à ce qu’il fait. C’est ce que ces auteurs dénomment la fatigue spirituelle au travail. (Pour une définition plus précise de ce que représente ce nouveau mal qui détériore la qualité de vie au travail de chacun, cf. mon article écrit à ce sujet). […]

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