Confiance au travail : les managers sont largement détrônés par l’IA ! Explications

Une récente étude indique que 56% des Français feraient plus confiance à un robot qu’à leur manager et au niveau mondial ce chiffre monterait à 64% ! Voilà de quoi faire réfléchir les managers, les directions et au-delà la spécialiste du management que je suis : qu’est ce qui justifie qu’une écrasante majorité de répondants peut préférer accorder sa confiance à une machine, aussi sophistiquée soit-elle, plutôt qu’à ses semblables alors que la confiance est une spécificité relative à la nature humaine ? Pour mémoire, le CNRTL du CNRS définit la confiance comme étant une « croyance spontanée ou acquise en la valeur morale, affective, professionnelle… d’une autre personne, qui fait que l’on est incapable d’imaginer de sa part tromperie, trahison ou incompétence ». A moins qu’il ne s’agisse qu’une question de « crédit accordé à quelqu’un ou à quelque chose » (autre définition du CNRLT – CNRS) ? Tel sera donc l’objet de ce billet : comprendre ce que de tels chiffres révèlent.

Le sujet de l’intelligence artificielle fait généralement peur aux salariés non-initiés, que ce soit au niveau de leurs emplois ou de leurs compétences car les robots représenteraient l’assurance d’être remplacés à plus ou moins long terme. Ces nouvelles études montrent cependant que l’intelligence artificielle engendre désormais davantage d’enthousiasme que de peur. Pour ma part, je ne suis pas dans l’expression d’un sentiment de crainte ou d’enthousiasme mais plutôt dans l’étude constante d’un objet fort de grandes potentialités aussi bien positives et négatives. J’ai ainsi par exemple déjà eu l’occasion de réfléchir si l’intelligence artificielle pouvait réellement répondre à la souffrance au travail. Pourtant je suis interrogée par ces chiffres de confiance (très) majoritairement accordée à l’intelligence artificielle au détriment des managers. Entrons donc dans le détail de ces nouvelles données en faveur de l’IA.

L’IA est désormais digne de confiance. Davantage que les managers ?

Une étude d’avril 2018 portant sur 1 320 dirigeants et spécialistes RH américains réalisée par Oracle et l’organisation de recherche Future Workplace montrait que 93 % des personnes feraient confiance aux instructions d’un robot au travail (alors que seuls 24% l’utilisent déjà dans leur travail et que seuls 6% des responsables RH la déploie activement). Ces chiffres sont à mettre en correspondance avec le fait que 70 % des employés utilisent déjà l’IA dans leur vie personnelle (que ce soit pour le divertissement, le covoiturage, les finances personnelles ou les relations personnelles).

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En octobre 2019, Oracle et Future Workplace publiaient leur nouvelle enquête sur l’Intelligence Artificielle “From Fear to Enthusism. Artifical Intelligence Is Winning More Hearts and Minds in the Workplace” qui est encore plus instructive. Regardons ces résultats.

Entre le 2 juillet et le 9 août 2019, les deux partenaires de l’étude ont interrogé 8370 employés, managers et directeurs de ressources humaines d’entreprises de 10 pays différents afin de mieux saisir dans quelle mesure l’IA a changé la relation entre les Hommes et la Technologie au travail. C’est ainsi que le rapport a mis en lumière la façon dont le rôle des managers et des équipes RH est modifié par cette innovation technologique.

Ainsi, voici les principaux enseignements de cette vaste enquête (Plus de détails sont accessibles par le lien précédent) :

  • L’intelligence artificielle prend de plus en plus d’importance au travail: ce sont désormais 50% des travailleurs qui sont concernés contre 32% en 2018.
  • Cette technologie est adoptée par 77% des travailleurs en Chine et 78% en Inde, 60% au Brésil, 56% à Singapour, 53% aux Etats Unis, mais seulement 38% aux Royaume Uni, 32% en France et 29% au Japon. (Plus de détails dans le rapport, op. cit., p. 17).
  • Les travailleurs indiens (60%) et chinois (56%) sont les plus enthousiastes envers l’IA, suivis des Émirats Arabes Unis (44%), de Singapour (41%), du Brésil (32%), de l’Australie / Nouvelle-Zélande (26%), du Japon (25%), les États-Unis (22%), le Royaume-Uni (20%) et la France (8%).
  • Les raisons d’un tel enthousiasme ? Les travailleurs de cette étude pensent que l’IA peut leur offrir d’importantes possibilités, notamment d’obtenir plus de temps libre (46%), de maîtriser de nouvelles compétences (36%) et d’élargir leur rôle actuel pour le rendre plus stratégique (28%).

 

Notons toutefois que ces chiffres sont variables selon le genre et l’âge des répondants :

  • Les hommes ont une vision plus positive de l’IA au travail que les femmes avec 32% d’hommes optimistes ou excités par l’IA (30%) contre 23% de femmes optimistes ou excitées (21%) par l’IA.
  • Les millennials sont plus favorables à l’IA (31%), suivis par la Génération Z (24%) et la Génération X (22%) quand les Baby Boomers arrivent à la dernière place (14%).

 

Les retours sur la confiance accordée à l’IA ou les managers sont encore plus instructifs :

  • Sur l’ensemble des employés interrogés, 64% affirment qu’ils auraient davantage confiance en un robot qu’en leurs managers. Notons par ailleurs que la moitié se sont même déjà tournés vers un robot plutôt que vers leurs managers pour demander conseil.
  • Plus encore, 82% des personnes pensent que les robots peuvent faire les choses mieux que leurs managers.
  • Dans le détail des pays, le graphique suivant est encore plus explicite :

Capture rapport Oracle Future Workplace oct 2019 p 11

Source: Oracle et Future Workplace, octobre 2019 (op. cit.), p. 11).

  •  Enfin, quand ces répondants ont dû se prononcer sur ce qu’ils pensaient d’avoir des robots (tels que des chatbots) comme collègues, jusqu’à 65% ont utilisé des mots comme « excité », « optimiste » et « reconnaissant ». Notons toutefois que les hommes semblent majoritairement plus enclins (56%) à avoir recours à l’IA plutôt qu’à leurs managers (les femmes dans ce cas ne sont que 44%).

Si l’on s’arrête sur ces derniers points, d’autres données permettent de mieux comprendre ce qui est reproché aux managers mais également ce qui est mis à leur crédit. Dans le détail, la plupart des personnes interrogées justifie leur préférence pour l’IA par le fait que les robots sont meilleurs que les managers pour :

  • fournir des informations objectives et non biaisées (36%),
  • respecter les horaires de travail (34%),
  • résoudre les problèmes (29%)
  • gérer un budget (26%)
  • répondre à des questions confidentielles sans avoir peur d’être inspecté (21%)
  • et évaluer la performance de l’équipe (20%)

Néanmoins, les répondants estiment que leurs managers restent mieux qualifiés que l’IA pour :

  • comprendre leurs sentiments (45%),
  • les coacher (33%)
  • créer (ou promouvoir) une culture de travail (29%)
  • évaluer la performance de l’équipe (26%)
  • résoudre un problème (25%)
  • assurer la surveillance et l’orientation (24%)

A l’évidence, au niveau de la confiance, l’intelligence artificielle est davantage appréciée pour le respect de données factuelles quand les managers sont surtout estimés pour leurs soft-skills, bien que les deux protagonistes soient en concurrence directe pour certaines activités managériales : l’évaluation de la performance d’équipe et la résolution de problèmes.

Il y aurait donc beaucoup à dire sur les compétences managériales ainsi remises en question par l’intelligence artificielle tout comme cet avantage concurrentiel dont disposent encore les managers par leurs soft-skills. A ces sujets, mon précédent article « L’intelligence artificielle peut-elle remplacer les managers ? » traite d’une partie de la question et je renvoie le lecteur qui souhaite développer sa propre intelligence émotionnelle et celle de ses collègues, à la consultation de mon article accessible par ce lien. Je préfère en effet me concentrer dans ce billet sur cette question de la confiance accordée de préférence à l’intelligence artificielle plutôt qu’aux managers. Cela suppose cependant un détour conceptuel sur cette notion de confiance, si souvent invoquée mais souvent méconnue au niveau théorique.

La confiance, un élément déterminant dans les organisations, remis en question par l’IA

Le concept de confiance est étudié depuis des décennies dans différentes disciplines : en psychologie, elle est traitée depuis les années 1960 sous sa forme interpersonnelle. Les sociologies ont quant-à eux investi la question sous deux formes, institutionnelle et impersonnelle, dans les années 1980. Les sciences de gestion, autrement dit, le management, se consacrent quant à elles à son étude surtout depuis les années 1990 en privilégiant des approches relatives au contrôle et à la coordination. Il est donc illusoire de vouloir faire un résumé de toutes ces approches de la confiance en un seul billet. Par contre, je pense judicieux de rappeler quelques éléments pouvant éclairer cette question de la confiance davantage accordée aux robots qu’aux managers.

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Frédéric Bornarel, Maître de Conférences en management à l’IAE de Metz est spécialiste de cette question des relations de confiance dans les organisations entendue au sens large et non spécifiquement par rapport à l’intelligence artificielle. Ses travaux sur la confiance sont cependant éclairants car ils permettent de distinguer :

  • Les définitions sur la confiance qui soulignent la dimension morale puis optimiste et honnête qui est nécessaire afin qu’elle puisse exister entre un individu et un Autre, qu’il s’agisse d’une personne, d’un groupe ou d’une organisation : c’est parce que les attentes sociales sont fortes qu’un individu ou un groupe sera digne de confiance, même si cela va à l’encontre des intérêts économiques particuliers.
  • Les définitions mettant en évidence que la confiance est une source d’incertitude et de vulnérabilité accrues. Elle est toutefois nécessaire quand le contrôle est impossible.
  • Enfin les définitions soulignant le rôle de l’opportunisme : c’est parce que je crois que l’Autre ne va pas s’engager dans un comportement opportuniste (malgré les motivations qu’il peut avoir à court terme et les résultats incertains sur le long terme) que je veux lui faire confiance.

Ces éléments permettent de comprendre que la confiance met l’accent sur les valeurs et l’honnêteté accordée à l’Autre. Ils révèlent également la conscience de la vulnérabilité accrue de celui qui donne sa confiance face aux actions d’un autre individu dont le comportement est incertain car il ne peut être contrôlé. Enfin ces éléments soulignent que l’opportunisme est pris en considération par celui qui fait confiance, même s’il est présumé improbable ou modéré. Dans cette dernière perspective, la définition de la confiance de P. Bromiley et L. Cummings (1996, The Organization Trust Inventory: Development and Validation) peut être mobilisée car ils considèrent la confiance comme étant une croyance individuelle ou une croyance commune parmi un groupe d’individus qu’un autre individu / groupe :

  • fait des efforts de bonne foi pour se conduire en accord avec des engagements explicites ou implicites,
  • est honnête quelles que soient les négociations qui ont précédé de telles implications,
  • et ne tire pas d’avantages excessifs des autres mêmes lorsque l’opportunisme est possible.

Qu’est-ce que ces définitions de la confiance nous permettent alors de comprendre des incidences de l’intelligence artificielle dans les relations managériales ?

  1. L’enquête Oracle et Future Workplace d’octobre 2019 précédemment présentée a mis en lumière que l’intelligence artificielle est davantage appréciée par les salariés pour le respect de données factuelles (les informations objectives et non biaisées fournies, les horaires de travail observés, la réponse à des questions confidentielles sans crainte, la gestion d’un budget).

Dans ces cas, l’intelligence artificielle permet de penser que le contrôle est sûr, sans tricherie et sans comportement opportuniste possible : l’IA est donc digne de confiance donc préférée.

  1. Par contre l’enquête précédemment exposée a montré que les répondants préféraient leurs managers à l’intelligence artificielle du fait de leurs soft-skills : ces compétences humaines étaient l’assurance d’être bien pris en considération au niveau de leurs sentiments et de la culture de travail créée ou promue,

Pour ces dimensions très humaines, même si l’opportunisme peut exister, il est préférable de s’en remettre aux compétences de son manager car l’intelligence artificielle ne semble pas encore fiable pour ne pas dire contrôlable.

  1. Enfin, en ce qui concerne l’évaluation de la performance de l’équipe et la résolution de problèmes, cette même enquête montre que l’intelligence artificielle et les managers sont en concurrence

Dans ces configurations, il est indéniable que les éléments factuels doivent tout autant être pris en considération que les aspects plus humains. La confiance est donc plus difficile à être toujours accordée aux managers car la bonne foi dans le respect des engagements, l’honnêteté dans les négociations managériales et l’équilibre des gains entre les parties prenantes ne sont pas toujours assurées (cf. la définition de Bromiley et Cummings, 1996, op. cit.). Dans certains cas défaillants, le recours à l’intelligence artificielle pour ces arbitrages ou ces interventions peut donc être préférable, du moins c’est ce que pensent certains répondants de l’enquête, dans des proportions pratiquement identiques à ce que les adeptes des relations humaines soutiennent. Bref, le match n’est donc pas définitivement arbitré.

Pour conclure, je souhaiterai rappeler que l’intelligence artificielle reste une technologie. Elle n’est donc pas positive ou négative en elle-même. C’est l’utilisation que l’on en fait qui déterminera ses effets. Par contre, il est indéniable que cette concurrence entre les robots et l’humain va obliger les managers à monter en compétence au niveau du management car la concurrence est encore loin d’être finie. Certes, l’IA avance à grand pas sur l’appropriation des soft-skills (cf. mon précédent article). Mais comme le rappelle Laura Frémy dans son article « Nouveau coach d’entreprise, l’IA se lance dans le management », deux chercheurs spécialistes du sujet de l’intelligence émotionnelle artificiellePeter Robinson, professeur à l’université de Cambridge et Rosalind Picard, professeur au MIT Media Lab, estiment qu’en abuser pourrait se révéler dangereux et que l’intelligence émotionnelle artificielle a encore des progrès à faire pour percevoir les subtilités des différents styles de conversation qui sont hérités de bagages sociaux et culturels très différents selon les individus concernés. Bref, la rivalité Homme – IA est donc encore loin de s’estomper, y compris concernant la confiance qui est si essentielle en management.

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